C'est reparti comme en 14 !

Les hommes tombaient par millions. Pour la der des der, disaient les généraux. Contre les sales boches, disaient les paysans. Ceux qui sont revenus avaient les poumons comme des passoires. Gazés. Et les autres ? Tombés au champ d'honneur, tu parles ! Morts pour la patrie, tu parles ! Morts pour Krupp, pour Schneider ou pour De Wendel, en vérité, cousins marchands d'acier et de canons, dont les usines se dresseront intactes malgré la mitraille, de part et d'autre du Rhin, insultes aux villages ruinés. Patois et langues mêlées, dans le sang et la boue des tranchées, ainsi est né l'amour de la France. Les survivants ont fouillé les dépouilles, pour retrouver la montre, la lettre ou la photo, la trace, cherchant une raison d'être à la mort absurde du père, du mari, du frère, de l'amant. Morts pour rien ? Non. Morts pour la France !
Sacrifice. Autels dressés à nos âmes cannibales. Cœurs fumants offerts à des dieux invisibles et cruels. De quelle chasse immémoriale sommes-nous de retour, bredouilles ? De quelles peurs ancestrales sommes-nous les héritiers inconscients ? De quel repas inavouable gardons-nous l'indigestion ? Combien de prêtres et combien de religions nous ont préparé à donner notre vie terrestre en échange d'un paradis éternel de pacotille ?
Vingt ans plus tard, rebelote ! Une nouvelle guerre. Les bruits de bottes, l'enfer des nationalismes et des idéologies. Massacres et génocides. Mais de ci, de là, on prend les armes, on résiste, on risque sa vie contre le nazisme, le franquisme, le fascisme. Le sacrifice, encore, mais le risque consenti, cette fois, d'une infime minorité, pour sauver un zeste d'humanité du feu de la barbarie.
Vingt ans plus tard, l'Algérie. Soubresauts coloniaux de la France nourrie du sang des sacrifices passés, gonflée d'orgueil pour asservir, humilier, massacrer au nom du drapeau et des Lumières.

Et puis, cinquante ans sans guerre. Nos ventres repus. Nos mollesses. Nos trahisons. Nos ignorances. Des essais nucléaires dans le Sahara et dans le Pacifique sur lesquels on ferme les yeux. Au nom de la grandeur de la France, des centaines de trouffions sacrifiés, à qui l'on avait promis le paradis des vahinés, des populations civiles sacrifiées, à qui l'on avait promis l'argent de la métropole. Nos chercheurs observaient avec gourmandise les effets sur les irradiés indigènes, pour faire progresser la science, sans doute ! Cancers des tropiques. Des gens meurent encore aujourd'hui, dans l'indifférence quasi générale, des bébés naissent malformés, des lagons s'effondrent, les failles purulentes, le poison qui s'insinue dans la mer, le poisson et la chaîne alimentaire contaminés… Dans ces contrées que nos ethnologues qualifiaient de sauvages, s'offusquant de rites anthropophages pratiqués par des races inférieures, les seuls véritables mangeurs d'hommes, c'est nous, les Blancs. Au point de se dévorer nous-mêmes et de dévorer nos propres enfants.

Sacrifice encore, de celui qui meurt sous les coups de la guerre économique impitoyable. Sacrifice au travail. Sacrifice des liquidateurs du nucléaire, à Fukushima, mais aussi des monteurs d'ogives de sous-marins nucléaires, à l'Île-Longue. Sacrifice de ces autres liquidateurs, chargés de vidanger la merde radioactive de nos centrales nucléaires, sous-traitants qui échappent aux statistiques d'Areva. Sacrifice des agriculteurs contaminés, chargés d'épandre les pesticides afin de nourrir à bas prix. Aveuglement des consommateurs, qui poussent leurs caddies empoisonnés, l'œil hagard.

Sacrifice. Pour qui, pour quoi sommes-nous encore capable de nous sacrifier ? Pour la patrie ? Certainement pas. Pour notre entreprise ? On ne le voudrait pas, mais on le fait quand même, parfois. Pour le progrès ? Non. Nous savons trop à qui il profite. Pour un dieu ? Ceux qui le font ne sont que les jouets de ceux qui les manipulent. Pour nos enfants et ceux que nous aimons ? Sans doute. Pour que le monde change ? On le voudrait tellement. Mais lequel d'entre nous est prêt à risquer sa peau pour ça, après toutes ces révolutions trahies ?

En Ukraine pourtant, jeunes filles les mains en sang, vieilles mémés, rockers et chômeurs arrachent les pavés et font la chaîne pour alimenter ceux qui, en première ligne, vont les balancer sur la gueule des flics, sur la gueule de la marionnette de Poutine, sur la gueule grande ouverte du fascisme. Ukraine. Tant de morts sous le joug de Staline. Sacrifice de millions de paysans volontairement affamés, au nom de la révolution.

Des tranchées de 14 aux plaines d'Ukraine, de Mururoa à Sétif résonne la longue plainte des sacrifiés, coulent les larmes d'une humanité abandonnée des hommes. Nous sommes des poulets en route pour l'abattoir. Mais un jour, trop c'est trop, nous mettons le feu à l'abattoir et nous exigeons de rebattre les cartes. Qu'est-ce qui nous fait basculer vers ces moments tragiques et magiques à la fois, ce dépassement de soi, si ce n'est l'énergie collective, la solidarité qui prend le pas sur l'individualisme.

J'entends encore mon grand-père me raconter sa guerre de 14 à lui, la catastrophique armée d'Orient où l'on meurt par milliers, de faim et de froid, du côté de Salonique. A un soldat qui demande à un officier " Mais enfin, contre qui nous nous battons, et pourquoi ? ", l'officier répond : " Pour la civilisation occidentale chrétienne, contre les sauvages et les mécréants. " S'il l'avait pu sans se faire fusiller, le soldat aurait pris ses jambes à son cou, comme aujourd'hui certains flics ukrainiens, sans doute.
Si le sacrifice n'est pas toujours indispensable, la désobéissance l'est souvent. Parfois, à Kiev comme à Craonne, l'un ne va pas sans l'autre. Le courage de ces milliers d'hommes et de femmes qui tiennent debout et décident, ensemble, de dire non à leur sacrifice décidé en haut lieu, c'est le sel de la vie.




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Chaque jour de la semaine, l'un des chroniqueurs de Dilhad sul (dont votre serviteur), scribouillard ou dessinateur, met ses beaux habits du dimanche pour se moquer, s'émouvoir, s'indigner, partager un coup de gueule, un coup de coeur… Actu ou pas actu. Bref, on s’habille propre et on rhabille tout le monde pour l’hiver.
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