Illustrations : Gildas Chassebœuf


UN GRAND SECRET
DANS MON POMMIER



- 1 -

Je m’appelle Morgane, et je me cache dans un pommier.
J’habite en Bretagne.
Quand on a dit ça, on croit qu’on a tout dit.
Les touristes imaginent le bord de la mer, les vacances, les marins, les crêpes, et tout. Pourtant, chez moi, c’est la campagne. Oui.
Mais c’est joli aussi.
Mon papa est paysan. Nous avons quarante vaches blanches et noires, un grand poulailler, avec des milliers de volailles qui font un sacré raffut, trois chiens, deux chats, et un cochon en liberté.
Mes cousines de la grande ville, quand elles arrivent en vacances, elles n’en reviennent pas de voir un cochon si propre et si intelligent.
Elles l’ont baptisé Ruru. Quand elles s’en vont, elles lui disent :
- Au revoir, Ruru, à l’été prochain.
Chaque année, elles croient retrouver le même cochon, alors que c’est un autre. Ben oui. Forcément.
L’été dernier, papa leur a dit la vérité : qu’on allait le tuer pour le manger, et que c’était pour ça que nous, on lui donnait pas de nom, à notre cochon. Fallait voir leur tête !

 

- 2 -

Je me moque un peu de mes cousines, parce que, comme dit papa :
- Ça les gêne pas d’acheter leur jambon sous plastique, au supermarché.
Je leur ai expliqué que notre cochon, au moins, il avait la belle vie, que c’était pas comme dans les porcheries.
C’est vrai. Y en a une, de porcherie, à un kilomètre de chez nous.
Ils sont des centaines de cochons à vivre là, entassés les uns sur les autres. Quand le vent est à la pluie, ça pue jusqu’ici.
Mes cousines, si elles savaient d’où il vient, leur jambon, est-ce que ça les dégoûterait d’en manger ? Peut-être...
Peut-être pas.
Je leur demanderai cet été. Enfin, si elles viennent.
Papa a dit que c’était pas sûr, parce qu’il aura beaucoup de travail, tout seul, quand mamie sera rentrée chez elle.

Autour de chez nous, tout est vert.
L’hiver, il fait jamais trop froid, mais il pleut beaucoup.
Avec ma sœur Lucie, on se promène un peu, mais on reste plus souvent à la maison, pendant la mauvaise saison.
Parce que ma sœur, elle est trop petite.
Elle a cinq ans, alors, vous pensez bien, si on la laissait, elle tomberait dans la boue.
Et mamie a dit que c’était pas le moment, après ce qui est arrivé.

 

- 3 -

Je m’appelle Morgane.
Je me cache dans un pommier, de plus en plus souvent depuis que j’ai eu neuf ans.
Cette année, le printemps a été triste comme un hiver.
Oui. Très triste.
Il pleuvait de la neige fondue, jamais de la vraie neige toute blanche, celle dans laquelle on peut faire des boules et des bonshommes, celle sur laquelle on peut glisser avec des luges, dans les livres.

Le jour de mon anniversaire, le premier jour de l’été, je suis remontée dans mon pommier qui était bien content d’avoir vu ses feuilles repousser.
Ça faisait longtemps, que j’y étais pas allée.
Mon pommier, c’est mon coin à moi, mon coin à secrets.
C’est là que je me cache, quand j’ai envie de bouder.
Ou quand je veux pas obéir. Ou quand j’en ai marre de ma sœur.
Quand les feuilles sont là, personne me voit.
Mais moi, je vois tout le monde aller et venir, autour de la ferme.
Tout en haut, entre deux branches, y a ma boîte qui est cachée sous le gui, et personne sait, même pas mes cousines, et Lucie non plus.
Surtout pas Lucie. De toute façon, elle saurait pas grimper.
Et si elle tombait, c’est moi qui me ferais gronder...
Enfin, on me dit trop rien, depuis quelque temps.
C’est vrai que je fais plus beaucoup de bêtises, non plus, depuis que c’est arrivé.

 

- 4 -

Je suis remontée dans mon pommier, le jour de mon anniversaire, le premier jour de l’été.
Une fois là-haut, j’avais hâte d’ouvrir ma boîte à gâteaux, en fer et toute rouillée.
Dedans, j’ai retrouvé mon vieux dico fatigué.
Mon dictionnaire, où j’aime chercher les mots interdits, les gros mots, les mots d’argot, les mots qu’on n’a pas le droit de dire, parce que les grandes personnes veulent pas.
Et c’est pas juste !
Eux, ils s’en privent pas, de dire des bêtises, pour rigoler, et des mots tout sales quand ils sont en colère aussi.
Enfin, quand je lis dans mon dico, j’oublie tout.
Oui. J’oublie tout.

Après ce printemps pluvieux, il était humide, mon gros dico, alors il fallait que je fasse très attention de pas déchirer les pages.
Des fois, je m’en sers pour prévoir l’avenir, pour prévoir le temps qu’il va faire, aussi, quand je tombe sur un mot très chaud, un mot mouillé, un mot qui me glace le dos.
Ou alors, je trouve un mot inconnu, je l’apprends par cœur et j’essaie de le placer dans la conversation, une fois rentrée à la maison.
C’est rigolo.
J’apprends les significations des mots à mes copines, à l’école.
Je fais ma crâneuse.
Des fois, aussi, j’ouvre au hasard.
C’est ce que j’ai fait, ce jour-là...
J’ai fermé les yeux, j’ai ouvert au petit bonheur, j’ai posé mon doigt...
Et quand j’ai regardé de nouveau...

 

- 5 -

Je m’appelle Morgane. Je suis remontée dans mon pommier, le jour de mon anniversaire, le premier jour de l’été, pour connaître la vérité.
Dans mon dico, je suis tombée sur le mot chocolat.
La définition, c’était : substance alimentaire faite de cacao broyé avec du sucre, de la vanille. J’ai cherché substance : ce qu’il y a d’essentiel. Matière.
J’ai regardé matière : substance qui constitue le monde sensible, les corps...
C’était un peu compliqué, tout ça.
Alors, je suis revenue au mot chocolat.
Plus loin, il était écrit qu’être chocolat, ça voulait dire :
être privé d’une chose à laquelle on tient beaucoup.
C’est à ce moment-là que j’ai pensé au gâteau de maman.
Le meilleur gâteau au chocolat du monde !
Et comme c’était mon anniversaire, je me régalais d’avance.
Hum...
Croustillant sur le dessus, et tout moelleux à l’intérieur.

Je revoyais maman, dans la cuisine, qui mélangeait la farine et les œufs, et moi, en train de l’aider.
Une fois qu’elle l’avait mis au four, le gâteau, on se précipitait, ma sœur et moi, pour lichouyer avec nos doigts directement dans le saladier, jusqu’à ce qu’il reste plus rien, ou presque.
Hum...
Je me régalais d’avance du gâteau que maman allait me confectionner, tout à l’heure, pour mon anniversaire.
C’est alors, que j’ai senti une larme couler sur ma joue. Et puis, une autre.
Il s’est mis à pleuvoir des quantités de larmes salées comme la mer.
Je me suis mise à pleurer, et à pleurer.
Je savais même pas pourquoi.
J’avais l’impression que c’était sans raison.
Mais c’était pas sans raison.

 

- 6 -

Je me suis rappelée d’une chose que j’avais pas vraiment oubliée, mais qui s’était cachée dans un coin de ma mémoire.
Ça se passait, je sais pas quand, exactement, sauf que c’était pendant le printemps dernier, qui était aussi triste qu’un hiver.
La maison s’était remplie de gens bien habillés.
Ils avaient l’air tout coincés, serrés dans leurs habits noirs et leurs chaussures noires qui brillaient.
Certains que je connaissais, et qui me faisaient des sourires de travers. D’autres, que j’avais jamais vus.
Ils montaient chacun leur tour dans l’escalier, vers les chambres, sur la pointe des pieds.
Je les aimais pas. Ils parlaient tout doucement, entre eux, pour me cacher des choses. Quand ils redescendaient, ils avaient l’air enrhumés. En tout cas, ils se mouchaient énormément.

Et qu’est-ce qu’elle avait, mamie, à me caresser les cheveux, et à s’essuyer les yeux tout le temps ?
J’aimais pas ça. Non. J’aimais pas.
Y a eu une éclaircie, et elle nous a dit d’aller jouer dehors, moi et ma sœur, mais de pas crier, de rester bien tranquilles, et de revenir quand on nous appellerait.
On a couru comme des folles, jusqu’à être essoufflées, ne plus tenir debout, ne plus pouvoir respirer.
Puis on est tombées dans l’herbe, presque mortes de fatigue.
Quand on a ressuscité, ma sœur, elle m’a dit :
- J’ai vu maman, en haut, dans la chambre. J’étais furieuse. J’ai couru vers la maison, et quand je suis arrivée, maman était plus là.

 

- 7 -

Dans mon arbre, je repensais à tout ça : aux sales figures des gens tristes habillés en dimanche, avec leurs sourires tristes à la noix, au printemps triste, et surtout au gâteau au chocolat de maman.
Et je pleurais, je pleurais.

Après, je me suis rappelée de l’église, où il faisait si froid, ce jour-là. Froid comme j’avais froid à l’intérieur de moi.
Un froid comme si le soleil n’avait jamais existé.
( Y avait un autre monsieur déguisé, en robe celui-là, avec de la dentelle, et qui faisait des drôles de gestes, et qui disait des drôles de mots que je comprenais pas très bien, mais qui me faisaient battre le cœur.
Des mots qui sont même pas dans mon dictionnaire.)

Et puis, j’ai pensé au cimetière.
Là aussi, y en avait du monde, qui marchait en baissant la tête, à la queue leu leu, derrière le même monsieur, celui qu’on appelle le curé.
Je les déteste, tous ces pingouins, avec leur manie de se parler en douce, pour que j’entende pas...
Des menteurs. C’est rien que des sales menteurs !

Après, y a eu un rayon de soleil. C’était au moment de...
J’ai voulu prendre une hache, et casser la grande boîte en bois. Oui.
J’ai voulu ça très fort. J’ai voulu ça de tout mon cœur.
Puis j’ai voulu courir, pour retourner en arrière, et remonter l’escalier, remonter le temps, pour voir ma maman.
Les gens gris tout serrés dans leurs habits noirs, c’est eux qui m’avaient volé ma maman.
J’ai voulu faire tout ça, mais Mamie m’a empêchée de partir.
Alors, j’ai crié en dedans, pendant qu’on me tenait.
J’ai pas pleuré devant eux, parce que les grands, ils peuvent dire toutes les belles phrases qu’ils veulent, je les crois pas.
Je les crois pas !

C’est magique : là-haut dans mon pommier, dès que j’ai pensé à ma maman, à la grande boîte en bois, au trou, à la terre jetée par-dessus, mes larmes ont arrêté de couler.
J’ai entendu Lucie qui m’appelait pour venir jouer avec elle :
- Morgane ! Morgane ? Sors de ta cachette.
J’ai essuyé mes yeux avec ma manche, pour pas qu’elle voit, et qu’elle me demande pourquoi j’avais pleuré.
J’ai compris ce qu’il avait voulu dire papa, quand il m’a serré fort dans ses bras :
- Maman s’est endormie pour toujours.
Moi, je lui ai demandé :
- Pour toujours ? Et elle va se réveiller quand ?
Il m’a pas répondu. Il avait l’air d’une statue.
Pourquoi il me l’a pas dit, qu’elle était morte ?

 

- 8 -

Je m’appelle Morgane.
Je suis descendue de mon pommier.
Et je lui ai dit, à ma sœur :
- Tu sais, je crois que le gâteau au chocolat de maman, on n’en mangera plus jamais.
Elle a haussé les épaules, et elle m’a répondu en chuchotant, pour pas que quelqu’un d’autre entende, mais assez fort, quand même, parce qu’elle avait l’air un peu fâchée :
- Ben oui. Je sais !
On s’est sauvées en courant, en se tenant par la main, vers le soleil qui brillait là-bas, tout au bout du champ.
En riant. Oui. En riant.

Depuis le premier jour de l’été, le jour de mes neuf ans, mon premier anniversaire sans gâteau au chocolat et sans maman, je suis montée et je suis descendue des milliers de fois de mon pommier.

Aujourd’hui, il fait très beau. Depuis ce matin, c’est les grandes vacances. On en a profité pour aller au cimetière avec papa et Lucie.
On a pensé à maman.
Ma maman dans un gâteau, un gâteau dans un dico, un dico dans une boîte, une boîte dans un pommier, un pommier dans mon cœur.
Et le froid du printemps, coincé tout en dedans.

Dans ma tête, y a plein d’autres choses, aussi...
A l’école, j’ai pas fini l’année.
A la rentrée, je crois que je vais leur dire, à mes copines, que ma mère est partie en voyage.

On a fait un grand ménage de la tombe, on a jeté les fleurs fanées, et on a mis des roses à la place.
Pendant qu’on était là-bas, j’ai pensé à Ruru, aux porcheries et au jambon.
Je crois qu’on a bien fait de leur dire, à mes cousines, que c’est pas le même cochon que l’été d’avant.

Je sais pas si je vais leur mentir, finalement, à mes copines, même si j’en ai bien envie, pour qu’on me fiche la paix, après.

J’osais pas lui demander, à papa, pour pas lui causer des soucis, en plus.
Mais quand on est repartis, dans la voiture, je l’ai quand même questionné :
- Dis-moi, papa, c’est vrai qu’elles viendront pas en vacances, mes cousines, cette année ?
Papa m’a regardée.
Il a souri, et il m’a dit :
- Si tu y tiens tant que ça, c’est d’accord, elles viendront quand même.
Je demanderai à mamie si elle veut bien revenir à la ferme, pour nous aider.
Lucie m’a fait un clin d’œil. Depuis le temps qu’elle essaie.
C’est la première fois qu’elle y arrive, je crois.