Transcription d’un entretien enregistré par Paul Maisonneuve, le 26 novembre 2014,
à propos de l’expérience d’art participatif menée à Séné en 2012.




GA : Je considère que chaque individu a un récit sur sa propre vie, que ça fait partie de ce qui constitue l’être humain. Ce récit est en grande partie une fiction parce que pour exister on a besoin de se raconter des histoires. C’est aussi pour ça probablement que l’humain est capable de lire des histoires, d’entendre des histoires ou d’aller au cinéma et de rentrer dans l’histoire des autres, c’est parce qu’il a déjà un récit fictionné par rapport à sa propre existence qui lui permet de rentrer dans d’autres fictions. C’est déjà un élément de départ. Après tu connais l’histoire de Laurence et Anne qui sont venues me voir pour me proposer de faire ce travail.

PM : Ça m’intéresse que tu me dises ce qu’on t’en a dit, ce qu’on t’a demandé.

GA : Je crois que Laurence et Anne ont rencontré trois ou quatre écrivains. Elles sont venues chez moi. Laurence avait l’habitude de faire ce genre de boulot, notamment en région parisienne. Elle m’a expliqué sa démarche et la nécessité de la médiation d’un écrivain pour collecter des histoires de vie puis les passer à travers son filtre, son imaginaire, son écriture. Les faire passer en littérature en quelque sorte. Finalement elles ont fait affaire avec moi. J’ai rencontré une quarantaine de personnes pendant une heure à peu près chacune. De mes entretiens j’ai tiré deux choses, je n’avais pas du tout cette obligation-là mais j’ai senti qu’il se passait quelque chose qui était important et qu’il fallait avoir cette exigence-là. J’ai d’abord écrit un premier texte. D’habitude quand je fais du collectage ou pour mes livres documentaires, je n’enregistre pas, je prends des notes sur un carnet pour qu’il y ait un premier filtrage. Là je me suis dit que comme je devais vraiment travailler sur la matière des gens, leur manière de dire les choses, leur accent, leur manière de parler, c’était peut-être important que je les enregistre pour pouvoir éventuellement revenir trouver des expressions, trouver des particularités dans leur langage. A partir de ces enregistrements j’ai fait un travail un peu fastidieux, je les ai retranscris quasi in extenso sur papier. Lorsque j’ai rencontré les gens au cours de deux journées, pour une dizaine de minutes chacun à tour de rôle, je leur ai donné leur texte complet sur papier en leur disant d’en faire ce qu’ils voulaient. C’était soit de la psychanalyse gratuite, soit une histoire de vie à transmettre aux proches parce que beaucoup m’avaient dit n’avoir jamais confié ces choses qu’ils m’avaient racontées ni à leur époux, ni à leurs enfants. A côté, je leur ai lu un texte qui était ce que j’en tirais moi, ce qui m’intéressait, disons d’une manière subjective. J’ai plus ou moins réécrit, ça dépend un peu des cas. Il y a des gens qui se sont livrés beaucoup avec des accents, une manière de dire, une force littéraire qui ne demandait pas à changer grand-chose, simplement je prenais un fragment de ce qu’ils m’avaient dit. Pour d’autres il y avait une nécessité de réécriture pour que ce soit encore plus vrai en quelque sorte. J’ai aussi une expérience de journalisme dans laquelle j’ai remarqué à plusieurs reprises que quand on rendait aux gens, par exemple dans une interview, l’intégralité d’une phrase qu’ils avaient dite, exactement dans les termes prononcés, il pouvait arriver que les gens ne se reconnaissent pas : « Je n’ai pas dit ça ! ». Il y a une distance entre la pensée et la manière dont la pensée peut s’exprimer. Et j’ai remarqué par contre que quand on réécrit les choses en se mettant dans la peau des gens, là il n’y a jamais le moindre reproche, et les gens confirment : « C’est exactement ce que j’ai dit ! ». La fidélité à leur parole c’est surtout de ne pas répéter à l’état brut ce qu’ils ont dit, contrairement à ce qu’on croit. De la pensée à l’expression orale il y a déjà une frontière à passer. Ensuite, de l’expression orale à l’écriture il y a une deuxième frontière. Pour que cette frontière soit passée avec honnêteté, il faut mentir, dans le sens où il ne faut pas transcrire exactement ce que les gens ont dit. Après, est-ce que tout le monde peut se mettre dans la peau de l’autre ? Je ne suis pas sûr !

PM : N’est-ce pas la notion de traduction ? Si on traduit littéralement du français en anglais ça ne suffit pas, mais si on connaît bien l’anglais, la culture, on sait qu’il faut dire autrement.

GA : Oui, je pense que c’est proche du travail de traducteur, parce que le traducteur est un véritable auteur, un bon traducteur est totalement un auteur. Je pense que dans cette histoire-là, c’est pareil. Etape supplémentaire, la sélection qui est passée par mon écriture, je ne leur ai pas donné, je l’ai lue à chacun. C’est encore une mise à distance, sachant qu’il allait y avoir un spectacle de théâtre, donc il y avait besoin d’une première mise à distance pour que les gens entendent le texte et qu’ils s’en détachent déjà un peu. C’est peut-être un début de distanciation brechtienne passant à travers ma voix. Ça fait aussi qu’ils acceptent que je me l’approprie. Comme à chaque fois que j’ai vécu ce genre d’expérience, c’était de la pure émotion pour moi comme pour eux. On était au bord des larmes, au bord de s’embrasser, il y avait une force dans cette restitution, quelque chose d’exceptionnel humainement. Du coup, j’ai voulu passer à l’étape suivante, j’ai voulu aussi tisser la pièce de théâtre, c’est-à-dire à travers toutes ces identités individuelles, voir comment mon imaginaire pouvait jeter des ponts entre ces différents personnages pour créer une pièce, trouver une unité dans cette diversité ou naviguer dans ce chaos, enfin je ne sais pas comment appeler ça, créer un récit, celui de la diversité des gens qui habitent un territoire donné.

PM : C’est toi qui as fait une sélection en fonction d’éléments qui te paraissaient plus intéressants à retenir ou à tisser.

GA : Ou parce que je trouvais des éléments pouvant résonner avec le témoignage de quelqu’un d’autre. Je vais donner un exemple. Sandrine qui travaille ici à la bibliothèque, dans toutes les choses qu’elle m’a racontées, une m’a touché plus particulièrement, quand elle m’a parlé de son grand-père, des mains de son grand-père, un type très impressionnant qui était maire de son village, une marmule quoi ! Elle avait peut-être sept ans, elle aurait pu être impressionnée par ce bonhomme. Et ce bonhomme n’arrivait pas à parler de sa guerre d’Algérie à sa femme, ni à ses enfants. Ce n’est qu’à cette gamine qu’il pouvait en parler. Quand elle raconte ça, elle me dit « Cet homme qui avait de si grandes mains, de la corne dans les mains, qui paraissait une force de la nature, j’avais l’impression qu’il était moins costaud que moi, il tremblait ». Quand j’ai rencontré Jean, personnage de Séné haut en couleur, historien local, ancien marin pêcheur, le mec sans doute avec qui je suis resté le plus longtemps, deux heures, il m’a raconté des histoires toutes plus extraordinaires les unes que les autres mais du coup je me noyais, glou-glou-glou ! A un moment j’en avais marre de toutes ses histoires du Moyen Âge jusqu’à nos jours, alors je lui ai demandé ce qu’il faisait quand il avait 20 ans. Il m’a répondu : « J’étais en Algérie, je faisais la guerre ». Et là, ouah ! il m’a raconté des trucs qu’il n’avait racontés à personne, il m’a dit sa honte d’être Français pendant cette période-là. J’ai retenu chez Sandrine et chez Jean ce truc-là sentant que ça pouvait faire sens dans le spectacle, que ça pouvait provoquer une émotion. Et ça a fait pleurer les gens. C’est-à-dire qu’elle avait l’impression de retrouver son grand-père et lui, il avait l’impression de trouver une confidente. Après, il a fallu surmonter l’émotion. Pour jouer, on ne peut pas être dans l’émotion.

PM : Est-ce que toi ou Laurence avez demandé aux personnes de parler de leur vie en général ou de leur vie à Séné ?

GA : Il n’y avait pas d’obligation, ils pouvaient raconter ce qu’ils voulaient, ils pouvaient mentir s’ils avaient envie de mentir. Moi je leur posais quand même des questions sur le lien à la commune, puisqu’il y avait nécessité à un moment de croiser les histoires, donc de les ramener à l’endroit où ils habitaient. Ça pouvait être un lien très ténu, très distant. Dans les histoires que les gens m’ont racontées, ils m’ont quand même souvent parlé de leur vie. Il y a beaucoup d’histoires de résilience, beaucoup d’histoire de conflit mère-fille, c’est impressionnant, même, comment les mères et leurs filles peuvent être dans des conflits, c’est vraiment effrayant, violent, ça m’a surpris. Des choses très douloureuses des fois, mais que les gens arrivent à raconter parce qu’ils ont déjà fait ce travail de résilience en fait, ils ont déjà passé un cap. Une des dames m’a raconté des trucs absolument atroces sur son enfance avec sa marâtre et le rapport encore pire à sa mère qu’elle avait perdue et qu’elle a retrouvée par la suite. Très curieusement, c’est quelqu’un qui apprend à conter, qui fait des stages de contes. C’était quasiment impossible de raconter ça directement, c’était très cru, très dur. En fait, j’ai écrit ça sous forme de conte, parce que ça ressemblait vraiment à un conte. Cendrillon à côté c’est de la gnognote !

PM : Et quand tu lui en as fait retour, elle s’y est retrouvée ?

GA : Oui. Mais je pense qu’elle, elle n’avait pas tout à fait fini son travail par rapport à elle-même, de résilience, d’accepter toute son histoire, que ça dû lui permettre de finir ce travail-là. Ce n’est pas mon but quand je fais ce genre de boulot, je ne suis pas un psy. Je ne suis pas un prof non plus. Mais ça peut avoir cet effet-là. Je pense que le fait que quelqu’un raconte quelque chose et que ce soit traduit en littérature en quelque sorte, produit une première catharsis, et de le jouer sur scène produit une deuxième catharsis. C’est-à-dire que la première met le texte à distance et donc met la personne à distance par rapport à ce qu’elle a vécu. Et le deuxième crée encore une autre distance symbolique par l’implication du corps. L’histoire est expulsée de la personne, elle n’appartient plus à la personne, elle devient universelle, elle est donnée aux autres et tout le monde peut se l’approprier.

PM : En quoi ce processus de raconter puis de jouer aide la personne à construire une identité personnelle ou, éventuellement, à construire une identité collective.

GA : Oui, je pense qu’il y a les deux, puisque ça débouche sur une histoire de rencontres, de tissage d’histoires, de tissage humain. Quand tu essaies de revenir au récit de vie avec les gens, ils te racontent l’histoire de la pièce parce que c’est devenu l’histoire de leur vie. C’est une espèce de retournement de la chaussette parce que leur récit a pris vie en fait, s’est concrétisé à travers un geste artistique. On change en fonction de ce qu’on vit et là c’est un truc qui a changé leur vie.

PM : Pourtant, par rapport à tout ce qu’ils ont dit au départ, in fine il ne reste pas grand-chose pour chacun et en plus ce n’est pas eux qui ont choisi, c’est toi qui as choisi.

GA : Pour beaucoup de gens j’ai pris ce qu’il y avait de plus fort, ce que j’avais l’impression qui était le plus fort dans leur histoire de vie. Parce que quand les gens racontent, on sent ce qui est important, ce qui constitue le nœud. Et puis, forcément ce nœud-là c’est quelque chose qui est complètement universel en fait, qui parle à tout le monde parce que tous les humains traversent les mêmes problèmes en gros. Le détail qui tue quand même, que je ne dis pas aux gens de Séné, c’est que les seules personnes avec qui j’ai eu des difficultés c’est avec les intellectuels. C’est-à-dire qu’il y a un certain nombre de personnes, notamment des profs, quand on parle avec eux, ils ont du mal à se mettre à poil. On sent que quand ils parlent ils réfléchissent en même temps : « Putain si je lui dis ça qu’est-ce qu’il va en faire ? » Ils adaptent leur discours et du coup ça ne décolle pas. Alors qu’avec des gens qui ne sont pas habitués à des démarches intellectuelles, analytiques ou je ne sais quoi, ou alors qui ont dans leur vie une habitude de franchise, de rapport direct avec les gens, à partir du moment où la confiance est établie, ils se livrent et il n’y a pas de limite. Donc ça peut aller hyper loin, on atteint la tragédie grecque. Alors qu’avec des intellectuels, c’est pauvre, en plus quand on trouve un nœud, ils ne veulent pas qu’on en parle, alors que les autres s’en foutent complètement. Je pense qu’il y a un truc qui se passe dans ces démarches-là, une osmose entre le type qui collecte et la personne collectée. Je sens qu’il y a une espèce d’acte d’amour. A un moment je ne sais pas comment on peut appeler ça, mais c’est parce que moi je me mets à poil que les gens se mettent à poil, que je donne aussi des éléments sur ma vie ou que quand ils me racontent un truc ça me ramène à une histoire que j’ai vécue, que quelqu’un dans ma famille a vécue ou quelqu’un que je connais. C’est à dire que le partage au niveau du langage se fait, c’est de l’échange humain, on abolit la distance dans une conversation naturelle. Je donne autant qu’ils donnent.

PM : Pour revenir aux sélections dans le récit, l’une m’a souligné la critique de ses copines qui lui reprochaient de n’avoir pas assez parlé de Séné et trop de Saint-Malo. Elle m’a dit : « Ah c’est dommage, Gérard a surtout retenu mon truc de Saint-Malo mais moi finalement j’aurais voulu plus parler de Séné. »

GA : C’est quelque chose qui m’avait marqué dans ce qu’elle m’avait raconté. Sa mère a entretenu sa sœur et elle dans le rêve de retourner à Saint-Malo d’où elles venaient. Du coup elles avaient toujours cette vision qu’elles ne resteraient pas à Fougères. L’imaginaire malouin jouait un rôle hyper important dans sa jeunesse puis dans sa vie. Ça revenait toujours dans sa bouche et d’une manière intéressante, comme une musique. J’aurais pu avec chaque personne essayer de trouver absolument le lien avec Séné parce que si mon seul but avait été d’aller vers la pièce, j’aurais pu systématiquement rechercher ce qui les reliait à Séné. Mais parfois j’ai cherché quelque chose qui disait que Séné en eux ça pouvait être Saint-Malo. Pour la dame qui était ouvrière à Paris, Séné c’était une promenade un jour au bord de la mer, elle s’assoit avec son mari sur un banc, il fait beau, il y a une espèce de sensualité qui fait qu’elle dit « Ma vie c’est là ! ». Parfois ce n’est pas en cherchant au plus près qu’on trouve mais c’est en allant plus loin. Mais tout ça c’est subjectif, c’est ma sensibilité qui fait que je sens les choses comme ça et voilà parce que c’est eux, parce que c’est moi.

PM : Toi tu as commencé à raconter une histoire. Puis Laurence devait assurer une dramaturgie, une scénographie. A-t-elle donc retravaillé le récit que tu lui a proposé ?

GA : Pas beaucoup. On a retravaillé ensemble parce qu’en fait j’ai aussi construit la pièce en fonction de ses impératifs : faire travailler d’abord individuellement les gens pour apprendre les techniques de théâtre, après il y avait rencontre de personnes de la même scène, duo, puis petit groupe. Elle travaillait sur la frustration, l’attente, le désir de rencontrer les autres. Finalement ça été ça tout du long entre la collecte, l’écriture, la restitution : retenir, frustrer, pour pouvoir ensuite donner de plus en plus, ouvrir crescendo et sans limite.

PM : Par rapport au récit des gens tu as essayé d’entendre ce qui était fort, une musique de fond. Ce choix était avant tout en référence au cœur du récit des gens. Mais dans quelle mesure le choix a-t-il été orienté par nécessité de faire un récit pour le spectacle ?

GA : C’est aussi ce qui pouvait faire confrontation, conflit, histoire, harmonie, qui pouvait amener justement un ressort dramatique. Un peu comme une grande taverne où on serait plusieurs à causer et chacun aurait un peu sa place dans la conversation, mais pas forcément au moment qu’on attend, et finalement le caractère de chacun finit par s’exprimer quand même. Des fois on peut être dans une assemblée avec cent personnes et quelqu’un va dire deux mots et on ne va se rappeler que de ces deux mots-là, parce qu’ils auront tellement collé à la personnalité de celui qui les aura prononcés. C’est un peu ça cette pièce : chacun y trouve une place qui est une part de sa personnalité comme dans une grande conversation.

PM : C’est une démarche particulière, d’abord parce que le nombre de personnes concernées impose de prendre des extraits du récit de chacun, et parce que la médiation théâtrale a ses codes spécifiques. Et chez les spectateurs, quel écho ?

GA : Je crois que ça fonctionné complètement, c’est-à-dire qu’il y a eu un transfert total. Finalement l’entrecroisement de tous ces récits a touché chaque spectateur avec une émotion palpable chez ceux qui connaissaient des gens sur scène mais aussi chez ceux qui ne connaissaient personne. J’ai eu plein de témoignages de gens différents, cette transcendance a fonctionné : passage de la littérature au théâtre, passage de la pensée à l’oralisation, de l’oralisation à l’écriture, de l’écriture au corps. Ces transferts successifs, ces distanciations successives, ont rendu universel le récit des gens.

PM : Est-ce qu’on peut dire qu’à partir de fragments de vie très personnels c’est un récit plus universel sur l’humanité qui a été proposé ?

GA : Oui parce que finalement le croisement des caractères, de leur expression, permet à tout un chacun de s’y retrouver.

PM : Le récit final, le récit recomposé, n’a-t-il finalement pas été plus utile aux spectateurs qu’aux témoins ?

GA : Non, aux deux, je crois. Par exemple une des dames raconte que quand elle était petite, sa mère avait tendance à grossir et en fait elle se vengeait sur sa fille qu’elle gavait. Après elle la serrait avec des ceintures pour la boudiner et lui dire : « Regarde comme t’es grosse, comme t’es moche ! » Elle était complexée par rapport à ça. Un mec est tombé amoureux d’elle, ça l’a libérée mais pas totalement. Elle a vu dans le journal une annonce pour poser à l’école des beaux-arts de Vannes. Elle a demandé l’autorisation à son mari, elle est allée poser. A partir de là elle a complètement assumé son corps. Elle dit ça dans la pièce : « C’est une belle histoire, c’est une belle histoire ! » On pourrait dire que c’est une résilience achevée, mais le fait de le dire est peut-être l’étape qui lui manquait, de le dire sur scène et de le pousser jusqu’au bout. Parce qu’aussi là-dedans il y a des éléments qui n’avaient jamais été résolus, des gens l’ont fait souffrir et à qui elle ne l’avait jamais dit. Même si ces gens ne sont pas présents, elle le dit en public, c’est une parole publique, ce n’est pas juste dans l’intimité de la maison. On franchit une dimension. Ça devient sacré.

PM : Dans un schéma d’histoire de vie plus classique, comme un récit de vie familial, avec le rapport narrateur et recueilleur-médiateur, il y a une histoire complète et les gens racontent toute leur vie. Là, même en partant d’éléments plus fragmentaires, ça génère quand même des aspects très identitaires sur le parcours personnel. Autre grande différence, en passant par la médiation du théâtre, on arrive à offrir quelque chose de plus à des gens qui ne sont narrateurs de rien : les spectateurs. Par hasard, j’ai parlé du spectacle avec mon toubib. Il l’a vu et, bien que n’ayant de lien familial avec aucun des témoins, il a été très touché, il a été envahi par l’émotion.

GA : C’est de la pure humanité, c’est du jus d’humanité en concentré. Du coup ça nous touche tous parce que l’autre c’est un peu nous. On est des animaux sociaux, l’être humain a de la compassion, il n’y a pas besoin des religions pour avoir de la compassion, c’est dans sa nature qu’il n’aime pas voir souffrir. La souffrance des hommes c’est notre souffrance aussi, on se projette, la joie des autres c’est notre joie.

PM : Dans le spectacle beaucoup de souffrance a été exprimée, y avait-il autant de joie aussi ?

GA : Oui, d’autant que des fois, quand des gens se libèrent d’une histoire dramatique, elle devient presque drôle pour eux. Ils peuvent la dire en riant. Quand on dédramatise, ça peut devenir presque une comédie, les pires drames peuvent devenir des comédies ou des contes ou des chansons. C’est possible notamment par le théâtre, par le corps. Par le théâtre, on dépasse le langage, on est dans une autre transition qui peut les amener plus loin que là où ils auraient voulu aller. Le récit de vie a sa raison d’être dans certaines circonstances, mais l’expérience de Séné pour moi n’a rien à voir. On est dans une démarche artistique. Le récit de vie n’est pas une démarche artistique, le commanditaire recherche un réalisme, une vérité dans ce qu’on va lui rendre. Alors que là, on ne recherche pas la réalité ou la vérité, on cherche autre chose. Avant de venir à Séné le week-end dernier, j’ai participé à un colloque, Olivia Rosenthal était là. Son dernier bouquin parle de personnes ayant vécu des expériences de fin de vie, de coma, qui ont vu le tunnel avec une lumière au fond. Elle a rencontré des témoins auxquels elle a dit : « J’écoute vos histoires mais n’attendez pas que je raconte votre histoire. Je m’en imprègne mais je ne peux vous dire ce que je vais en faire parce que je ne le sais pas moi-même. » J’ai eu exactement la même démarche, j’ai dit aux gens : « Vous êtes libres de me raconter ce que vous voulez, mais sachez que tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous. » Les gens se marrent en général… sauf les intellos.

PM : Comme pour d’autres arts, la terre par exemple sert pour une sculpture. Là c’est la matière parole qui est transformée par l’acte artistique. Mais alors, en poussant le trait, ne peut-on pas considérer que le récit des gens est une matière à pétrir, à utiliser ?

GA : Oui mais au-delà il y a un aspect à prendre en compte qui ne relève pas exactement de l’éthique. Comme moi j’ai vécu quelque chose dans la rencontre avec chacun, que ça m’a apporté quelque chose, je vais sans doute être respectueux inconsciemment de la matière confiée. Je ne vais pas me dire d’un point de vue moral ou éthique « Il faut que je les respecte ou que je respecte ce qu’ils m’ont dit » mais l’amour qu’il y a eu entre nous fait que je vais être respectueux.

PM : C’est vrai qu’habituellement l’accompagnement et la médiation sont centrés sur la restitution du récit du narrateur. Ici la finalité première semble de produire un objet artistique offert aux spectateurs. Ce sont des situations différentes dont il faut avoir conscience. Dans la situation plus habituelle, il y a une relation duelle entre le narrateur et le recueilleur. Là, tout le travail mené avec Laurence et Anne est une aventure humaine qui a bougé les gens individuellement et collectivement dans un vécu humain fort.

GA : Déjà quand je leur lisais le fragment que j’avais choisi, l’émotion était palpable, on sentait que les gens étaient plus touchés par ça que si j’avais repris un bout de l’enregistrement.

PM : Qu’est-ce qu’a produit le fait d’inaugurer Grain de Sel avec ce spectacle ? Il y a une intention de la mairie.

GA : Oui, ce sont des gens attachés aux valeurs de l’éducation populaire. Le fait de démarrer l’existence d’un centre culturel par une telle démarche participative c’est symboliquement très fort.

PM : Le texte final du spectacle a-t-il été diffusé, aux témoins notamment ?

GA : Non. C’est le jeu du théâtre avec son côté éphémère, on vit une expérience ensemble qui un jour s’arrête. Peut-être y a-t-il une part de frustration qui donne envie aux gens de faire autre chose. Le film garde trace, garde mémoire de ça.

PM : Vois-tu autre chose que tu as envie de partager pour finir ?

GA : C’est intéressant des fois d’aller chercher des choses en creux. Par exemple une dentiste qui me donne rendez-vous sur la zone industrielle du Poulfanc. Plein de voitures, un bruit infernal, je suis avec mon enregistreur, on s’entend mal. On va dans un bar, elle me dit qu’elle est dentiste, qu’elle a fait ceci cela. Quand je rentre chez moi je me rends compte que mes questions sont débiles, et en plus, on n’entend pas les réponses. Du coup j’invente une histoire où la zone du Poulfanc avec ses magasins fermés, des dents creuses, des trucs qu’ont cramé, d’autres mal entretenus, où les gens viennent le dimanche à la Foirfouille au lieu d’aller se balader au bord du Golfe, c’est une espèce de bouche avec des dents cariées. La dentiste se balade dans cette bouche, on parle de mâchoire, de carie. Mais c’est moi qui ai inventé tout ça. Elle s’y est retrouvée parfaitement. Peut-être que le récit de vie c’est comme si on traduisait un essai et que là il s’agissait plutôt de traduire de la poésie. Dans ce cas-là tu cherches une vérité poétique et pas une vérité formelle.

PM : Laurence a aussi beaucoup utilisé ce terme de poésie. Est-ce que ça veut dire que la traduction par un acte artistique, une pièce de théâtre en l’occurrence, ne fait pas appel au cérébral, à l’objectif ou l’analytique ? On est dans la sphère de l’émotion et de l’esthétique qui créent une autre dimension, la dimension artistique.

GA : Mais c’est aussi une notion de contrat, faut être clair, dans l’expérience de Séné on ne pouvait pas vraiment traduire leur vie telle qu’ils l’ont vécue. Et ça aurait été un bide parce qu’on n’aurait pas pu mettre en scène les gens tels qu’ils sont, c’est absurde. Là, on a traduit leurs vies comme dans un rêve. C’est plus fort.