COMME UN HOMARD
DANS UN CASIER

Le taxi m’a largué sur le grand parking, face à la mer. Quand je me suis retourné, un rade me tendait les bras. Ça tombait bien. J’en bavais d’avance, du demi bien frais que j’allais pouvoir m’envoyer. J’étais bien. Je matais déjà les meufs, en me disant : y a du gibier, par ici. J’étais de bonne humeur, quoi ! Je me suis installé en terrasse, tout sourire, vu qu’y f ’sait beau. Une fois n’est pas coutume, dans ce pays de m...
  Et paf ! Juste au moment où je me disais ça, un goéland m’a chié sur la tronche, une belle fiente visqueuse couleur marmelade de pomme, odeur de poisson avarié, et la merde s’est étalée jusque sur mes lunettes noires. Un peu comme de la cervelle, quand ça gicle sur les murs. Rideau. J’y voyais comme à travers le hublot d’un sous-marin en plongée dans une fosse à lisier. Riton, ça t’apprendra à médire sur le climat océanique ! Ouais. N’empêche ! La sale bête ! Et dire que les touristes les trouvent jolis, ces oiseaux de malheur ! Evidemment, ce genre de chose, ça fait rire tout le monde, à part celui qui sert de cible. Pas de solidarité dans le malheur,en ce bas monde, que j’me disais. Celui qu’a déjà les pieds dans la merde, on lui enfoncerait plutôt la tête dedans. Tout le monde me regardait en pouffant. Pour un type qui voulait passer inaperçu, c’était réussi ! Y a quand même un grand couillon qu’a bien voulu m’aider. Bonjour, j’m’appelle Roger, qu’il m’a dit, cet empaffé, en me tendant un kleenex. Sympâââ. Le genre à toujours vouloir rendre service. N’empêche, son crâne dégarni aurait fait un meilleur réceptacle à merde que ma touffe frisée. Plus facile à nettoyer. Sans doute que je me gourais un peu. Parce que finalement, dans la vie, y a deux catégories de gens : ceux qui vous marchent dessus au premier faux-pas, et ceux qui veulent à tout prix vous sauver, même si vous voulez pas. Les gens normaux, ceux qui font leurs affaires sans s’occuper du voisin, ça s’fait rare, ma pauv’ dame. Ça s’fait rare. Quand j’y pense... Un p’tit sourire en coin, le Roger, l’air de se foutre un peu de ma gueule, quand même. J’aime pas ça. Est-ce que j’ai dit que j’avais besoin qu’on m’aide ? Non, mais, est-ce que j’l’ai dit, au moins ? Je gueulais. Ils me regardaient comme si j’étais tombé de la planète mars, les gugusses, le Roger aux premières loges. Non, mais c’est vrai, ça. J’avais rien demandé à personne et... Ho ! Tu me touches pas s’il te plaît. Non, et toi, là-bas, tu recules. Oui, toi là-bas. Et toi, le chauve, tu me lâches la grappe. C’est compris ? Tu me lâches la grappe !... Et j’ai sorti la quincaillerie.
  Ils regardaient tous mon feu avec des billes rondes comme des soucoupes. Les femmes se mordaient les lèvres et serraient les cuisses, comme si j’allais leur tirer un pruneau dans la chatte. Les mecs devaient avoir les couilles ratatinées comme des raisins de Corinthe. Ben quoi ? C’est un feu, un flingue, c’est tout, y a pas de quoi s’arracher les globules !... Putain ! ce que j’suis sensible, moi ! La moindre vexation et je pète un câble. Faut que tu te calmes, Riton. Je savais bien, qu’il fallait que j’me calme, mais j’étais à cran. Et pourquoi j’avais sorti mon pétard, bordel ? Naturellement, comme ça, presque par habitude. Pourquoi ? J’étais pas à Chicago, merde ! Je le savais, ça, que j’étais à Saint-Guénolé-Penmarc’h. Pas de quoi casser trois pattes à un canard. Tout ça, à cause de ce putain de piaf... J’ai regardé au-dessus de ma tête. Si y avait eu une mouette à la con à passer par là, sûr que j’l’aurais zigouillée...
  Bon. Comment j’allais me sortir de cette embrouille ? J’allais pas faire un carton sur la clientèle, quand même ! Un coup à retourner direct au placard. Et à me faire boucler pour le compte, ce coup-ci. J’allais pas non plus leur raconter ma vie, à ces clampins aux yeux de lapins. Pourtant, j’en avais un paquet, de circonstances atténuantes à faire valoir. Mais les gensses, ils vous prennent à l’état brut, sans chercher plus loin que les apparences. Oui, ils vous prennent comme ça. Et eux, ils me prenaient pour un abruti avec un pétard dans la main. Ils avaient pas complètement tort, faut dire. Sauf que j’étais pas qu’un con. J’étais Riton, nom de nom, un p’tit gars qu’était si mignon, que les Frères, à l’école, ils lui auraient donné le bon Dieu sans confession. À l’époque, j’faisais des rimes, avec le p’tit Jésus dedans, saint Guénolé, saint Vio, Notre Dame de Tronoën et le Saint Esprit. Y f’ra l’séminaire ou les écoles, çui-ci, qu’ils avaient dit à ma mère. Et il s’en est rappelé, le matelot bourré comme un coin qui me servait de père, quand il a commencé à me dérouiller. Il trouvait que je tenais pas mes promesses. Tu m’étonnes !
  Dans le rade et sur la terrasse, personne a osé partir. J’avais tout du tueur fou. Et ils avaient tout d’une bande d’otages. Ça se sent, ces trucs-là. Ils avaient envie d’être des otages, comme on en voit aux infos, à l’heure de la soupe. Ils voulaient passer de l’autre côté, être à l’intérieur du bordel ambiant. C’est marrant, la vie, c’est comme la chasse au lapin. Y a les chasseurs. Et y a les lapins. Sont faits pour se rencontrer, à un moment ou un autre, forcément. Tuer, on en fait tout une affaire. La première fois, ça fait drôle. Après, on s’habitue. Et quand on travaille proprement, c’est moins pire que de bosser à l’abattoir ou à la conserverie, comme mes cousins. D’ailleurs, pour le chasseur, la rencontre avec sa future victime, ça n’a pas beaucoup d’importance, il en a vu d’autres. Tandis que le lapin... Pour lui, ça va mal finir, d’accord, mais au moins, dans une vie de lapin banale, la rencontre avec le chasseur, c’est quand même le moment le plus palpitant.
  J’ai crié : Tout le monde à l’intérieur ! Et les moutons sont rentrés à la bergerie. Déjà, j’étais plus tellement chasseur, j’étais devenu un peu berger. D’ailleurs, pourquoi j’étais pas un mouton comme les autres, moi, bien au chaud au milieu du troupeau ? Bobonne et les gosses. Boulot. Dodo. Les balades du dimanche à la pointe de La Torche. Les parties de galoche avec les copains. Non. La vie, faut toujours que ça dérape, que ça parte en vrille. Riton. Un si gentil garçon. Tiens ! Une très mauvaise idée, de revenir ici, après toutes ces années, et d’aller me mettre au vert chez maman. Depuis l’école des Frères, j’ai plus que ça : des mauvaises idées. Depuis que... Ça va ! Ho ! Je sais bien d’où ça vient.
  Allez ! Restons concentré ! Au moins, je suis peinard, que je m’disais : on risque pas de me reconnaître, depuis le temps. Vingt ans que j’avais pas mis les pieds au bled... Et paf ! C’est à ce moment-là qu’une fille m’a regardé droit dans les yeux, et qu’elle m’a dit : Alors, Riton, de retour au pays ? Merde ! Re-merde ! Ça m’a fait le même effet que la chiure du goéland tout à l’heure, sur ma tronche. Sauf que la merde, maintenant, elle était à l’intérieur de ma tête. Josette. Une cousine à la mode de Bretagne. Elle savait tout sur moi. Si elle avait commencé à moufter, j’l’aurais butée. Mais elle a même pas eu besoin. Ils se sont tous mis à me chier sur la gueule. Y’en avait un qu’était pote avec mon frangin. Un autre avait traîné à l’école avec ma soeur. Une mamie m’a dit que j’avais pas changé depuis que j’étais gamin. Ils s’appelaient Denise, Jean-Pierre, Dominique ou Martine. Et ils avaient même pas peur. Faut croire qu’ils aimaient la noirceur, le polar. Je m’étais foutu le doigt dans l’oeil, en les prenant pour des caves. Je pataugeais dans un vrai cauchemar, en fait, et la merde se mettait à sentir l’eau de rose. J’étais de là, bordel ! J’étais de là. De Saint- Gué. Comme si je le savais pas. Après ce qui s’est passé chez les Frères, j’ai fait la malle et je suis jamais revenu. Partout où je suis passé, j’étais l’étranger, le gars qui rasait les murs et qui dégageait, après avoir fait ses saloperies. La mort, je pouvais la donner, mais j’étais pas du genre à rester la contempler. Y avait toujours un lapin qui m’attendait ailleurs, et je disparaissais avant qu’un de ces oiseaux de malheur ait eu le temps de me chier sur la gueule. Et là... Paf ! La première connerie, c’est d’avoir appelé maman. Et la première surprise, c’est de l’avoir entendue me parler comme si je venais juste de partir, sans se fâcher, sans pleurer. Tu es le bienvenu, qu’elle m’a dit. Après, je pouvais plus reculer.
  Dans le rade, au milieu des otages, j’ai eu un coup de mou. Une nana en a profité pour s’approcher de moi. Je l’ai même pas braquée. Je m’demandais ce qui m’arrivait. Je fondais. Elle avait à peu près mon âge, entre trente et quarante, et j’peux vous dire qu’il restait à manger dans les pinces. Moulée comme une sirène dans une robe qui cachait rien. Thérèse ! Son nom m’est venu aux lèvres sans passer par le cerveau. Une histoire qui datait du temps d’avant les saloperies, quand le monde était encore vert et bleu, avec des bicyclettes tranquilles et des nuages qui filaient à toute vitesse. C’était encore le temps du picot qu’on allait ramasser sur les rochers, à marée basse, pour se faire un peu d’argent de poche. Putain ! Tout me revenait. En vrac. Pas besoin de parler. Thérèse. J’aurais pu l’aimer. J’aurais pu... Et là, elle prenait mon pistolet, le posait sur le comptoir. J’ai rien dit. Je me suis laissé faire. J’étais plus dans un cauchemar, à ce moment-là, plutôt dans un rêve ouaté. J’aurais presque pu pleurer. Les moutons se sont transformés en filles et en garçons. Le silence a laissé place aux conversations. J’étais au milieu, et c’était plus un troupeau. J’étais plus un fugitif. J’étais bien. Presque capable de parler de tout et de rien, d’avoir des préoccupations météorologiques, de faire des prévisions. Sûr que le temps allait rester au beau fixe et que ce rade allait devenir mon port d’attache.

  Dans une vie de merde, les accalmies durent jamais longtemps. J’étais au mieux quand ils sont entrés. Les bourres. Ils m’ont emmené. Ça veut dire que, parmi tous ces « amis », y’en a quand même un qu’a cafté. Dans le fond, je m’en foutais. J’ai même pas résisté. Dehors, la nuit était tombée. Avant de monter dans le panier à salade, j’ai senti la petite brise et l’odeur de la marée. Peu m’importait que ce soit la dernière fois. J’étais pas heureux, on peut pas dire ça. Mais enfin... J’étais comme un homard dans un casier. Oui, c’est ça. Comme un homard dans un casier.