Gérard Alle et Marcel Jouannaud, lecture à l'Autre Rive, Berrien


Les sirènes de la p’tite Annick

 

Pour la dernière traversée de la saison, la compagnie avait mis les petits plats dans les grands. Les sirènes du ferry la P’tite Annick, port d’attache Roscoff, rivalisaient avec les couacs jazzy de l’orchestre qui jouait sur le pont. Les derniers passagers pour Cork, émergeant du brouillard des quais et des effluves de la fête de l’oignon, se hâtaient. Le commissaire Dubord (en un seul mot, car c’était son nom) surveillait l’embarquement, un œil sur le quai, l’autre sur la chanteuse Billie. Ha, Billie… Cinquante ans, chanteuse professionnelle, certes, mais qui chantait tellement mal, les jours de brume. A côté d’elle, Charly, le batteur, semblait surveiller chacun des mouvements de sa chanteuse d’épouse, l’œil mauvais. Le couple battait de l’aile, si l’on peut dire. Quant aux deux autres membres de l’orchestre, ils jouaient d’une manière trop mécanique. Saxo Dizzie, le grand planeur de l’équipe, songeait au gros pétard qui l’attendait dans sa cabine, pendant qu’Archie l’intello, à la contrebasse, un maigrichon à l’air triste, pas plus haut que trois pommes, se récitait du Baudelaire, dans sa tête. Malgré tout, l’orchestre donnait un spectacle qui n’était pas si désagréable, du moins si l’on en croit les quelques groupies fardées qui s’excitaient déjà sur le pont, un verre à la main et quelques autres dans le nez. Charly avait fort à faire, à surveiller sa chanteuse de femme, car il n’y avait pas que Dubord, à mater sa dondon : Sam, le barman, ne perdait rien du set, et couvait Billie de son regard bleu horizon. Le jeune homme rougissait et tremblait comme un shaker, à chaque fois que la chanteuse daignait lui accorder un regard. Et parfois, elle clignait même de l’œil.
La sirène retentit une nouvelle fois, Billie termina son blues par une note bleu pâle, et le ferry appareilla. Il était 16 heures 15.

Trois heures plus tard, la P’tit Annick roulait et tanguait toujours dans un brouillard à couper au surin. Certains passagers étaient partis se coucher juste après dîner, d’autres étaient partis vomir, car le tangage mettait à mal les estomacs fragiles, à moins que ce ne soit le ragoût douteux du cuisinier.
Après le repas, à 21 heures précises, l’orchestre attaqua son second set. Le dernier carré de survivants - des groupies improbables au rimmel dégoulinant – convergea vers le cabaret, endroit ô combien stratégique du bâtiment. Leur sueur semblait arroser Billie comme une plante, pour stimuler les fragiles bourgeons de sa beauté déclinante. Un officier bombait le torse au premier rang et se lissait la moustache comme un coq dresse sa crête. Groupe damné. Orchestre vieillissant. Le père de Billie, un fauché de première et cossard par dessus le marché, avait vanté et vendu les charmes de sa fille, d'abord à son gendre Charly, excellent batteur, puis à d'autres, sous ses yeux, et sans vergogne. Sur scène, Dizzy, le sax, restait collé au plafond, et Archie, le contrebassiste, faisait la gueule. Cette pétasse, avec sa voix de plus en plus éraillée, ses clins d'oeil trop appuyés, spasmodiques, inopinés, lui cassait les burnes depuis trop longtemps. A vrai dire, le contrebassiste mourrait d’ennui. Il en avait sa claque, de ce groupe de merde ! lui qui avait joué avec les plus grands, parait-il, dont Charlie Parker. Une bouteille de whisky de contrebande circulait de main en main dans le public, et finit sur scène, à la suite d’un clin d’œil appuyé – un de plus – de la chanteuse. Billie passa la boutanche à Charly. Charly la passa à Archie. Et Archie la refila à Billie, qui en redemandait. Charly ne voyait pas ça d’un très bon œil, quand sa Billie se pitanchait. Il arracha le flacon au moment où elle s’enfilait une nouvelle rasade et Billie, furieuse, quitta la scène au milieu du premier morceau, au grand dépit des groupies et des musiciens en carafe. Charly assura jusqu’à la fin du morceau et laissa ses collègues entamer le morceau suivant qui passait très bien en duo. Il sauta de la scène et se lança à la poursuite de la chanteuse, en bougonnant, la mâchoire serrée : « Elle va me le payer ! Cette fois, elle va me le payer ! »

Il était 21 heures 10. Charly arpentait le pont à grandes enjambées, injuriant les mouettes, le ciel, la mer, les embruns, à la recherche de sa Billie. Billie ! Billie !... Elle l’énervait au plus haut point, quand elle était là… et elle l’énervait encore plus quand elle n’était pas là. Quand Billie chantait, c’était peut-être la galère, mais au moins, il battait la mesure peinard, l’ancien grand batteur rangé des voitures, en retrait, sans trop s’exposer au regard du public. Billie absente, c’était une autre galère, mais là, c’était lui qui devait ramer...

Charly remonta au cabaret vers 21 heures 15. Il était livide, l’air hébété. Le public s’impatientait et les deux autres musiciens l’interrogèrent du regard. Perdu dans ses pensées, Charly mit un certain temps à répondre qu’il n’avait pas retrouvé sa Billie. Excédé, Archie se mit à son tour en quête de la chanteuse, à l’avant, et envoya Dizzy inspecter l’arrière. Tous deux revinrent bredouilles et trouvèrent Charly au bar, arborant une tête d’enterrement, et avalant whisky sur whisky.
- On est dans la merde, les gars ! Pour peu que les flics s’en mêlent, en plus, et on est mal barrés. Déjà, si Billie fait défaut, la compagnie va nous demander de rembourser notre cachet, à tous les coups...

Une heure après, Billie n’était toujours pas revenue. Il ne restait plus qu’une chose à faire : en parler au commissaire Dubord. Tous trois connaissaient bien ce type, un crétin uniquement motivé par la perspective de son départ en retraite, et qui arrosait en attendant le poil qui lui poussait dans la main. Dépité, Charly se demanda un instant s’il ne devrait pas interroger les vieilles groupies, quand même. En observant leurs tronches fardées pour cacher leurs rides, leurs gloussements stupides et leurs coiffures ridicules, Charly ressentait un profond dégoût pour ces femmes qui lui renvoyaient l’image de sa carrière de musicien de seconde zone. Il commença à leur poser quelques questions, quand même, mais elles se lamentaient en chœur, versant sur Billie des larmes de crocodile, et cela finit de l’écœurer. Il laissa tomber. De guerre lasse, les trois musiciens décidèrent de rejoindre la cabine du commissaire. Sur le pont inférieur, Charly jurait de plus en plus fort, ce qui semblait faire ricaner les mouettes et en retour stimuler sa mauvaise humeur. Si bien qu’il était vraiment hors de lui, quand une voix les héla, dans leur dos :
- Ces Messieurs cherchent quelque chose ?
Charly se retourna lentement. C’était Sam, le barman. Il ne volait pas très haut, mais faudrait p’têt bien lui poser quelques questions, à çui-là. D’ailleurs, Charly n’aimait pas ses façons de regarder sa femme. Billie et lui… Qui sait ?
En attendant, Charly se rencarda :
- Est-ce que vous savez comment on atteint la partie réservée aux officiers ?
Sam hésita :
- En principe, c’est interdit.
- Et que faut-il faire pour se débarrasser des principes ?
Sam sourit en le regardant. Furieux, Charly arracha à son portefeuille deux grosses coupures qu’il glissa au barman. Comme par miracle, un passe lui tomba dans le creux de la main.
Après s’être assurés que personne d’autre que Sam n’était sur le pont, le trio plongea dans le ventre du monstre marin. Cinq minutes après, Charly frappait à la porte de la cabine du commissaire Dubord. Ils entendirent des grognements et des jurons, avant que le type leur ouvre, hirsute et mal luné :
- Qu’est-ce que vous foutez là, vous autres ?
- Billie a disparu, commissaire, et si ça continue, nous allons devoir faire le troisième set sans elle.
- Disparu ?
Dubord se demanda si l’impression de paralysie qui l’envahissait était due à la bouteille de whisky frelaté qu’il venait d’ingurgiter, ou au manque de ressources de son cerveau fatigué. En fait, il ignorait tout de la conduite à suivre en pareille situation.
- Bordel ! Youenn, secoue-toi les puces ! dit-il pour lui-même, mais à voix haute.
Dizzie s’étonna :
- Plaît-il ?
- Rien. Euh... Ne vous inquiétez pas. Retournez jouer. Et si elle est pas là, tant pis ! On vous paye pour ça, non ? Moi, je vais la retrouver, votre satanée chanteuse, croyez-moi !

Les trois zicos s’éclipsèrent sans demander leur reste. Dubord resserra son nœud de cravate, remit sa chemise dans son pantalon de commissaire, usé par tant de traversées, et tenta d’y faire entrer son historique et confortable bedaine. En vain, une fois de plus. Cela faisait plus de dix ans que son ventre refusait de porter l’uniforme, et il y voyait comme un signe, une sorte d’appel de la liberté. La sueur commença à perler sur son front et il s’étonna de sentir une forte odeur de saindoux, avant de se rendre compte qu’elle émanait de lui-même. Avant de sortir, Dubord s’avala une bonne rincette de rhum pour se donner du courage, puis donna l’ordre au cuisinier qu’il croisa dans la coursive de lancer les recherches avec tous les moussaillons, avec l’autorisation les laisser entrer où bon leur semblera.

Happé par la lumière tamisée du cabaret qu’il venait de rejoindre alors que l’orchestre de jazz terminait son troisième set sans Billie, Dubord fût envahi par un sentiment de profonde mélancolie qui le tint jusqu’à la dernière note de musique. Puis il se ressaisit, lançant à la cantonade :
- Alors, que se passe-t-il, ici ? J’apprends que l’orchestre a perdu sa voix !
Charly avait sa mine des mauvais jours :
- Vos hommes ont fouillé tout le bateau. Ma femme reste introuvable.
- Merde, à moins de six mois de la retraite, faut pas déconner. Vous auriez pu attendre qu’on soit arrivés à Cork avant de m’annoncer un truc pareil !
Dubord réfléchit un instant, avant d’ajouter :
- Côté châssis, c’est vrai qu’elle est canon, vot’ Billie, mais on regrettera pas sa voix de casserole. Ha ! Ha ! Ha !
Au moment même où il prononçait ces mots, que la griserie avait rendus trop spontanés, Debord se rendait compte de leur effet désastreux sur l’assistance. Il essaya de meubler, pour faire oublier ça :
- Bon, vot’ femme, entre nous, elle avait pas un ptit copain, à bord ? Elle est peut-être en train de s’envoyer en l’air à l’heure qu’il est. Qui sait ? Vous savez comment sont les femmes.
Le batteur, susceptible et jaloux, n’avait pas besoin des propos de cette notoire éponge à gnôle pour se mettre en rogne. Il saisit Dubord au collet :
- Tout le monde connaît les histoires salaces qui font la réputation de votre rafiot. Ma p’tite Billie est peut-être prisonnière d’un sadique, à l’heure qu’il est. Alors, vous allez me la retrouver, c’est compris ?
Et il relâcha le commissaire qui, après s’être massé le cou, ne s’en laissa pas compter :
- Et qu’est-ce qui me dit que vous êtes pas un jaloux maladif qu’aurait balancé sa bonne femme à la flotte ?... Ça s’rait pas le premier. Les croisières, ça excite la libido, à c’qui parait.
La nuit était épaisse, vaseuse, bien avancée, et Youenn Dubord flottait entre les séquelles d’un cauchemar, la torpeur des lourdes vapeurs d’alcool et la difficile réalité qu’il avait du mal à appréhender. Pour ne pas s’affaler, il s’accrocha au garde-fou qui courait le long du comptoir et s’adressa au cuisinier :
- Bon, vous avez tout visité ?
- Elle est nulle part, commissaire. On a tout ratissé : les cabines, l’avant, l’arrière, la carrée des officiers, et même la salle des machines.
Dubord se tourna vers le serveur :
- Dis-moi, mon p’tit Sam, quand elle a quitté le bar, tu sais pas où elle est allée, par hasard ?
Sam grommela et baissa le nez. Dubord insista :
- Allez ! J’ai bien remarqué que t’avais le béguin pour la gouailleuse. Quand elle chantait sur le pont, t’avais les yeux exorbités. Ils te sortaient du crâne, les yeux, qu’on aurait dit des soucoupes ! Et tu bavais tellement, la gueule ouverte, que les mouches auraient pu se poser sur tes amygdales.
Charly fusilla Sam du regard. Il pensait bien avoir décelé une modification du comportement de son épouse depuis le départ de Roscoff. Elle lui cachait quelque chose. Oui. Il en était sûr, à présent. Elle lui cachait quelque chose. Charly, furieux, s’approcha de Sam. En plus des deux biffetons dont il l’avait racketté tout à l’heure dans la soute, le barman l’aurait-il fait cocu ? C’en était trop pour Charly, ce sanguin, incontinent de violence. Soudain, il lui décrocha une manchette au foie et, dans la foulée, histoire de lui arranger sa belle gueule, un uppercut du gauche au menton. Sam tomba groggy pour le compte.

Dubord écarta le mari jaloux et réveilla Sam en lui versant dans le gosier le tiers d’une boutanche de mauvais bourbon. La barman se redressa d’un coup en recrachant une bonne partie de ce liquide qu’il prit pour un produit destiné à déboucher les éviers. Avant qu’il ait eu le temps de se relever, Dubord le souleva par le revers de son gilet :
- Dis-donc, Sam, tu l’as vu sortir, la dondon ! Elle est passée sous ton nez, forcément. Elle t’a rien dit ?
- Rien.
- T’es sûr ?
- Puisque j’te’l’dis.
Youenn lui flanqua une tarte. Pas trop forte. Pourtant, le serveur commença tout de suite à chialer et à se mettre à table : Billie avait demandé de l’eau pour sa chienne. Il lui avait donné un bol, puis s’était tourné vers le percolateur afin d’honorer la commande d’un café.
- Après avoir quitté le bar, je sais qu’elle est allée voir sa chienne, Cannelle, pour lui donner de l’eau. Elle l’aime tellement, sa chienne...

Dubord relâcha le loufiat qui s’effondra comme une vulgaire serpillière, et se dirigea vers les trois musiciens. Il leur annonça son intention de les interroger en les faisant passer, l’un après l’autre, dans l’un des salons attenants. Il fit de même avec Sam et avec les groupies. L’une d’entre elles lui révéla qu’elle avait suivi Billie jusqu’au chenil, après sa sortie du cabaret.
- Billie discutait avec une blonde entre deux âges. Elles parlaient de leurs chiens. Quand j’ai essayé de la convaincre de revenir chanter, elle m’a envoyée sur les roses. En repartant, j’ai croisé Charly, qui avait l’air très en colère.
De tous ces interrogatoires, le cerveau de Dubord, même baignant dans la gnôle, pouvait tirer plusieurs conclusions : d’abord, le mari batteur n’était pas le seul à coucher avec Billie. Les deux autres se la farcissaient aussi, et c’était même une sorte d’arrangement entre eux, pour la garder dans l’orchestre, en dépit de sa voix défaillante. Ensuite, les trois musiciens étaient allés à la recherche de Billie à tour de rôle : d’abord Charly, puis Dizzy et Archie. L’un d’entre eux était forcément le meurtrier, étant donné qu’à 21 heures 10, juste après son départ précipité, Billie avait été vue près du chenil, en compagnie d’une dame blonde d’un certain âge, qui n’avait pas encore été identifiée. A moins qu’il ne s’agisse de cette blonde... Trop compliqué. Pour Dubord, Dizzy était trop collé au plafond pour réussir à tuer une gonzesse, même par mégarde, de même qu’Archie était bien trop malingre pour être capable de la jeter par dessus bord. Et puis, quels auraient pu être leurs mobiles, à ces deux-là, alors qu’ils pouvaient coucher avec elle, gratis ? Quoi que... Archie ne supportait plus Billie, sa voix cassée, lui qui se prenait pour un grand musicien, et le fait de devoir la partager avec d’autres lui répugnait. Mais enfin, Charly faisait un coupable beaucoup plus présentable que les autres. Dubord passa donc les menottes au batteur, qui ne s’y attendait pas et protesta avec virulence. Mais en tant que commissaire de bord, Youenn était autorisé à arrêter qui bon lui semblait, d’autant plus s’il s’agissait d’un voyageur qu’il estimait dangereux. A moins de six mois de son départ en retraite, il savourait avec une certaine fierté d’accomplir peut-être in extremis son rêve inavoué, celui d’arrêter enfin un coupable, un vrai, et un criminel, celui-là, pas juste un mauvais tricheur démasqué au cours d’une partie de poker.
Certes, il n’y avait pas de cadavre et il n’y avait pas encore de preuve tangible. Mais après tout, sur un bateau, un crime sans cadavre, c’était tout ce qu’il y avait de plus normal : suffisait de balancer le macchabée aux poissons pour faire disparaître toute trace du forfait. Et puis, il savait bien qu’il n’y avait que le cul et le fric pour faire tourner le monde. Et là, c’était évident : étant donnée la personnalité de la victime, il ne pouvait s’agir que d’une histoire de fesses.
Dubord n’avait pas oublié que, trente ans auparavant, il s’était fait virer de la police parce qu’il échouait systématiquement dans toutes ses enquêtes. A l’époque, son bureau, c’était plutôt le Café de la Gare, et il le quittait rarement pour aller sur le terrain. Et voilà que l’histoire le rattrapait, à moins de six mois de la retraite ! Une fois Charly coffré dans la minuscule cellule du bateau, Dubord continua à l’interroger, dans le but d’asseoir ses convictions.
- Dis-donc Charly, c’est pas pour rien que t’es batteur dans le groupe. Avec tes grandes paluches, t’aurais pas serré trop fort le collier de ta meuf, avant de la foutre à la baille ? Dis-moi comment tu l’as tuée. Oui. Comment tu t’y es pris ?
- Mais enfin, c’est ma femme. On me pique ma chose, et en plus on m’accuse de la faire disparaître !
- Ouais, tu connais bien la musique et surtout la traite des blanches au sens propre comme au sens figuré. Ça se voit sur ta tronche comme un nez au milieu de la figure. La faute à pas d’chance, t’as la gueule de l’emploi, Charly. Alors, tu sais quoi ? Tu vas changer d’instrument. Tu vas passer au violon, mon gars.
- Y a un truc que je vous ai pas dit, commissaire.
- A la bonne heure ! Et c’est quoi, ce truc ?
- Je l’ai vue, Billie, quand je suis descendu la chercher. Et vous me croirez pas : elle était en train de rouler une pelle à une autre gonzesse. Ma Billie, ça j’aurais jamais cru.
- Ha ! Ha ! Ha ! Ha ! T’as pas l’air con ! Et qu’est-ce que t’as fait ?
- Rien. J’ai fait demi-tour. Je vous jure. Ça m’a coupé le sifflet. Après, j’ai participé aux recherches, et là, elle avait disparu pour de bon.
- Menteur ! Tu l’as tuée.
- Et qu’est-ce que j’aurais fait de l’autre gonzesse ?
- Ben, t’as balancé les deux à la flotte, vu que l’autre, on l’a pas retrouvée non plus.
Le commissaire demanda immédiatement de faire rechercher toutes les blondes qui se trouvaient à bord et de les amener au cabaret.

Sam se remettait difficilement. Quand il avait repris place derrière le bar, tout le monde était venu lui demander s’il se sentait bien. Ils étaient bien gentils, tous ces gens, mais enfin, personne n’avait volé à son secours, et maintenant, personne ne l’aidait à servir, non plus, alors qu’il avait pris du retard à cause des coups qu’il avait encaissés et de l’interrogatoire qu’il avait dû subir de la part du commissaire. Il avait hâte que tout ça se termine : Quand vont-ils aller se coucher tous ces paumés ?
Sam fit le tour des tables, pour leur dire de débarrasser le plancher, et en profita pour jeter un œil du côté des salons adjacents, en se disant que Billie s’était peut-être tout simplement endormie dans un fauteuil, planquée sous des coussins. C’est vrai qu’elle avait forcé sur le whisky. Il se disait qu’elle exagérait, quand même, à un moment si important. Et comment je fais, moi, si elle me lâche maintenant, si près du but ?...
Bon, personne dans le salon rouge, ni dans le salon bleu, sauf quelques étudiants ivres qui cuvaient, affalés sur les banquettes. Son service aurait dû être fini depuis longtemps, mais Sam n’avait pas encore nettoyé son bar. Il se disait qu’il allait expédier ça vite fait avant d’aller retrouver Billie. Elle ne pouvait pas s’être évaporée comme ça, après tout ce qu’ils avaient imaginé, tous les deux. Sacrée Billie ! Elle s’était cachée et l’attendait sans doute dans sa cabine. Mais tout de même, fallait qu’elle soit rudement vexée, pour ne pas revenir chanter. Ça, c’était pas prévu dans le plan. Pourvu qu’il n’y ait pas d’entourloupe ! Parce que lui, Sam, le beau gosse, l’avait pas l’air comme ça, mais l’aimait pas être pris pour un pigeon ! Ouf ! Enfin c’est l’heure, je pose mon torchon et basta !

Quand Sam arriva dans sa cabine, il fut tout chamboulé de ne pas y trouver sa Billie. Il vérifia que toutes ses affaires et celles que la chanteuse lui avait confiées étaient bien à leur place sous la bannette, en se disant : Si elle a disparu pour de bon, faudra bien que je me débarrasse de cette quincaillerie, avant qu’on me foute tout ça sur le dos. Mais, bon sang ! où est-elle passée ? C’est bien la guigne, pour une fois que je suis sur un gros coup. Désœuvré, il alla traîner du côté du chenil. Dans sa cage, Cannelle pleurait, gémissait tant que c’en était pitié. Au point qu’un frisson parcourut l’échine du barman. Brrr... Tout ça ne lui disait décidément rien qui vaille. Dans son dos, il entendit des pas. Des pas de femme. Enfin ! Billie !...
Mais quand il se retourna, déception : ce n’était pas Billie, mais une bourgeoise en villégiature qui venait prendre des nouvelles de son caniche. Il surmonta sa déception :
- Excusez-moi, Madame, au cours de la soirée, est-ce que vous êtes descendue au chenil ?
- Oui. Je l’ai déjà dit à Monsieur le Commissaire, mais ça ne l’intéresse pas, parce que c’était bien trop tard, qu’il a dit...
- Il était quelle heure ?
- Exactement 22 heures. J’en suis sûre. C’est l’heure à laquelle je donne à manger à ma petite Suzie... Je n’ai pas vu Billie, mais une femme. Blonde. Elle porte une perruque, ça se voit. Voyez, sa chienne, elle est là-bas.
- Euh... Vous voulez parler de Cannelle ?
- Oh ! Vous connaissez sa chienne ?
- Non. Je ne la connais pas. Enfin, oui...
- Vous semblez contrarié.
- Non. Ne vous inquiétez pas. Tout va bien.

Dans la tête du barman, ça gambergeait dur. Une femme blonde ? C’était quoi, cette histoire de fou ? Qu’est-ce qu’elle venait foutre là-dedans, celle-là ? Et pourquoi disait-elle qu’elle était la maîtresse de Cannelle ?...
Sacrée Billie ! Lui qui était sûr d’avoir trouvé la perle rare, le coup du siècle, une femme qui pourrait lui ramener du pèze, et en plus de ça, une véritable experte, au plumard. Il en était fou, de cette gonzesse ! Et il était tellement heureux de la retrouver, si peu souvent, c’est vrai, trois fois par an, à tout casser, quand l’orchestre était invité sur le bateau, ou aux escales, parfois, quand son batteur de mari était absent. C’était pas souvent. Pas assez souvent. Tout en s’éloignant du chenil, Sam pensait à leur plan. Ils avaient prévu, dès le débarquement, de partir au soleil avec le magot « emprunté » à Charly : le cachet en liquide de son cher orchestre ! La compagnie insistait pour payer l’orchestre en avance, histoire de lui faire dépenser une partie du pognon à bord. Sam se disait que c’était vraiment pas de bol, qu’il n’avait jamais eu de chance, dans la vie, mais en même temps, il fallait qu’il positive, il le sentait. Il fallait qu’il y croie, sinon il était foutu.

Le ferry sortit enfin du brouillard juste avant son arrivée à Cork. Durant la manoeuvre d'accostage, les passagers, perturbés par les disparitions, s'agglutinaient sur le pont, pressés de rejoindre le quai, où une voiture de police venait de se garer. Dubord avait les traits plus alourdis que jamais. Il avait passé une bonne partie de la nuit à rechercher cette mystérieuse femme blonde, mais aucune des blondes se trouvant à bord ne faisait l’affaire. Sans doute Charly avait-il menti. Pour la énième fois, Debord marmonnait : A six mois de la retraite, quand même ! Près de lui, Charly murmurait, les mains menottées dans le dos, l’air mauvais :
- Les flics viennent d’arriver. Et eux, c’est des vrais. Quand ils vont s’apercevoir que je suis pas le meurtrier, ça va aller mal pour toi, Dubord. Surtout si c’est toi qu’a piqué le cachet de l’orchestre. D’après Dizzy, le pognon a disparu. A leur place, je te sucrerais ta retraite d’alcoolo et je t’enverrais direct en cure de dératisation. Et puis en taule, après.

Dizzy et Archie, à la demande du capitaine, jouèrent quand même un morceau, sur le pont, mais le cœur n’y était pas, encore moins que d’habitude. C’est pour dire ! Les premiers passagers empruntèrent la passerelle, tandis que la grue manœuvrait afin de décharger les bagages et les chiens du chenil, qui avaient été placés dans des cages individuelles. Du tas dépassait l’étui de la contrebasse d’Archie. L’ensemble fut déposé sur le quai, où des employés de la compagnie s’occupaient de remettre chiens et bagages à leurs propriétaires respectifs, sous l’œil des policiers, qui n’en rataient pas une miette. Bientôt, il ne resta plus sur le bateau que Dubord, son prisonnier Charly, les deux musiciens, et sur le quai, les flics, l’étui de la contrebasse, l’étui du saxophone et Cannelle, la chienne de Billie, qui ne cessait d’aboyer et de bondir dans sa cage. A la fin du morceau de musique, Dizzy, avec son saxo dans les mains, et Archie, sa contrebasse sur l’épaule, commencèrent à descendre la passerelle, suivis de Dubord accompagné de son prisonnier. Dubord remit Charly aux autorités, tandis que Dizzy libérait la chienne. Mais Cannelle faussa immédiatement compagnie au saxophoniste et se précipita sur l’étui de la contrebasse, qu’elle se mit à gratter frénétiquement de ses pattes avant, au point de le renverser sur le quai. Sous le choc, la caisse s’ouvrit, et le corps d’une femme apparut. Elle était nue, devait avoir quarante-cinq ans, et avait la particularité de n’avoir aucun poil sur le caillou. Autre particularité, une corde de contrebasse lui enserrait le cou, au point d’en pénétrer profondément la chair en certains endroits. Ses yeux étaient exorbités, sa langue tirée, son teint bleu-mauve, et cette expression peu commune suffisait à caractériser son état : elle était morte, et plutôt deux fois qu’une. Les passagers abandonnèrent les formalités douanières pour se précipiter autour de l’étui de la contrebasse qui faisait un bien étrange cercueil. Archie était resté comme tétanisé par le spectacle, bloqué au milieu de la passerelle, et tous les regards se dirigèrent vers lui, le monstre, capable d’étrangler sauvagement une femme et de la violer, probablement. On en oublia Cannelle qui, après avoir lapé consciencieusement le cou de la malheureuse assassinée, s’en désintéressa soudainement. Depuis la passerelle, Archie la vit courir en direction de la femme blonde d’un certain âge qui était restée à l’écart et s’apprêtait à franchir le douane. Elle aboyait toujours, la chienne, mais cette fois, elle faisait une fête à la femme blonde qui, visiblement, ne s’y attendait pas et qui criait :
- Enlevez-moi ce sale clébard ! en essayant de lui foutre des coups de tatane.
Mais Cannelle ne la lâchait pas. Dans un geste malencontreux, la femme blonde, mal à l’aise dans ses chaussures à talon, dérapa sur les pavés luisants, tomba à la renverse et en perdit sa perruque. De la passerelle, Archie cria :
- Regardez !
Il désignait de l’index la femme désormais démasquée et qui n’était autre que Billie, la chanteuse de jazz.

Sacrée Billie ! La soirée lui revenait en mémoire, au moment où elle était en train de se faire pincer. L’esclandre avec Charly. Son départ précipité. Le passage au bar :
- De l'eau pour Cannelle, s'il te plait.
Après un clin d’œil complice à l'adresse de Sam, elle descend jusqu’au chenil, où elle donne de l’eau à sa chienne. Puis elle fait un brin de conversation avec la blonde cancéreuse qui se trouve non loin de là, à regarder la mer. Cette femme a tout compris de son manège, à Billie, avec Sam, le barman. Elle les épie depuis le départ, parce que Billie lui a tapé dans l’œil. Elle n’est pas avare de confidences. Elle avoue à Billie qu’elle aime les femmes. Elle a écouté leur conversation, avant le second set, et elle sait qu’ils ont piqué le pognon de l’orchestre, Billie et Sam, qu’ils vont partir ensemble... Et c’est à ce moment-là que l’idée lui vient. Fulgurante. Evidente. Cette femme n’a plus que quelques instants à vivre, alors qu’est-ce que ça peut faire, s’il s’agit juste de raccourcir un peu son calvaire ? Ensuite, il y a cette imbécile de groupie qui débarque, qui veut aider Billie et qu’il faut chasser. Enfin, Billie se retrouve seule avec la blonde. Il fait noir. Le bateau tangue. Billie s’éloigne un peu. Sa silhouette, appuyée au bastingage, se découpe dans le halo du feu arrière. La blonde qui va mourir s’approche. Billie ne la décourage pas, et accepte un premier baiser. Au moment où elle imagine la balancer par dessus bord, la blonde l’entraîne vers les cabines, la tire par la main, prise d’un désir fou. La sienne, de cabine, c’est la dernière, au bout de la coursive. Mais Billie pousse la porte de la cabine d’Archie. Une corde de contrebasse traîne à côté de l’étui. Billie la ramasse en s’asseyant sur la bannette, à côté de la femme blonde. Celle-ci tourne son visage vers la chanteuse, pour l’embrasser avec fougue. Alors, Billie lui passe la corde autour du cou et serre de toutes ses forces. Au bout de quelques secondes, la pauvre blonde malade renonce à la vie. Billie envisage de la jeter par dessus bord, mais elle a trop peur de se faire surprendre, en la traînant sur le pont. Alors, Billie trouve une autre idée : elle va la déshabiller et l’enfermer dans l’étui de la contrebasse, comme ça, s’il y a du grabuge, c’est Archie qui sera accusé. Bien fait pour sa gueule, à ce vicelard qui lui fait faire des trucs sexuels qu’elle n’aime pas. Puis elle se précipite dans la cabine de la victime, les habits sous le bras. Billie passe beaucoup de temps à se rhabiller, à se maquiller, à positionner la perruque blonde. Elle interroge le miroir : Alors ?... La ressemblance n’est pas parfaite, mais au moins, Billie est méconnaissable. Comme souvent, quand elle est aux prises avec une intense émotion, sa paupière droite cligne, incontrôlable.

Quand les policiers s’approchèrent de Billie pour l’interpeller, sa paupière cligna à nouveau, et Sam réalisa que ce qu’il avait pris depuis le début pour un signe amical n’était qu’un simple tic. Cannelle défendit sa maîtresse jusqu’au bout, en grognant et en essayant de mordre les flics. Sam n’en revenait pas. Billie ne l’avait mis au parfum qu’une heure avant l’arrivée. Le barman fut arrêté à son tour, quand on fouilla sa valise et qu’on y trouva une bonne partie du cachet de l’orchestre, celle qu’ils n’avaient pas encore dépensée à s’arsouiller.
Tandis qu’on embarquait les suspects pour les conduire au commissariat, les sirènes de la P’tite Annick mugirent une dernière fois, et c’était comme un soupir de soulagement.