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Les
sirènes de la p’tite Annick
Pour
la dernière traversée de la saison, la compagnie
avait mis les petits plats dans les grands. Les sirènes
du ferry la P’tite Annick, port d’attache Roscoff,
rivalisaient avec les couacs jazzy de l’orchestre qui jouait
sur le pont. Les derniers passagers pour Cork, émergeant
du brouillard des quais et des effluves de la fête de l’oignon,
se hâtaient. Le commissaire Dubord (en un seul mot, car
c’était son nom) surveillait l’embarquement,
un œil sur le quai, l’autre sur la chanteuse Billie.
Ha, Billie… Cinquante ans, chanteuse professionnelle, certes,
mais qui chantait tellement mal, les jours de brume. A côté
d’elle, Charly, le batteur, semblait surveiller chacun des
mouvements de sa chanteuse d’épouse, l’œil
mauvais. Le couple battait de l’aile, si l’on peut
dire. Quant aux deux autres membres de l’orchestre, ils
jouaient d’une manière trop mécanique. Saxo
Dizzie, le grand planeur de l’équipe, songeait au
gros pétard qui l’attendait dans sa cabine, pendant
qu’Archie l’intello, à la contrebasse, un maigrichon
à l’air triste, pas plus haut que trois pommes, se
récitait du Baudelaire, dans sa tête. Malgré
tout, l’orchestre donnait un spectacle qui n’était
pas si désagréable, du moins si l’on en croit
les quelques groupies fardées qui s’excitaient déjà
sur le pont, un verre à la main et quelques autres dans
le nez. Charly avait fort à faire, à surveiller
sa chanteuse de femme, car il n’y avait pas que Dubord,
à mater sa dondon : Sam, le barman, ne perdait rien du
set, et couvait Billie de son regard bleu horizon. Le jeune homme
rougissait et tremblait comme un shaker, à chaque fois
que la chanteuse daignait lui accorder un regard. Et parfois,
elle clignait même de l’œil.
La sirène retentit une nouvelle fois, Billie termina son
blues par une note bleu pâle, et le ferry appareilla. Il
était 16 heures 15.
Trois
heures plus tard, la P’tit Annick roulait et tanguait toujours
dans un brouillard à couper au surin. Certains passagers
étaient partis se coucher juste après dîner,
d’autres étaient partis vomir, car le tangage mettait
à mal les estomacs fragiles, à moins que ce ne soit
le ragoût douteux du cuisinier.
Après le repas, à 21 heures précises, l’orchestre
attaqua son second set. Le dernier carré de survivants
- des groupies improbables au rimmel dégoulinant –
convergea vers le cabaret, endroit ô combien stratégique
du bâtiment. Leur sueur semblait arroser Billie comme une
plante, pour stimuler les fragiles bourgeons de sa beauté
déclinante. Un officier bombait le torse au premier rang
et se lissait la moustache comme un coq dresse sa crête.
Groupe damné. Orchestre vieillissant. Le père de
Billie, un fauché de première et cossard par dessus
le marché, avait vanté et vendu les charmes de sa
fille, d'abord à son gendre Charly, excellent batteur,
puis à d'autres, sous ses yeux, et sans vergogne. Sur scène,
Dizzy, le sax, restait collé au plafond, et Archie, le
contrebassiste, faisait la gueule. Cette pétasse, avec
sa voix de plus en plus éraillée, ses clins d'oeil
trop appuyés, spasmodiques, inopinés, lui cassait
les burnes depuis trop longtemps. A vrai dire, le contrebassiste
mourrait d’ennui. Il en avait sa claque, de ce groupe de
merde ! lui qui avait joué avec les plus grands, parait-il,
dont Charlie Parker. Une bouteille de whisky de contrebande circulait
de main en main dans le public, et finit sur scène, à
la suite d’un clin d’œil appuyé –
un de plus – de la chanteuse. Billie passa la boutanche
à Charly. Charly la passa à Archie. Et Archie la
refila à Billie, qui en redemandait. Charly ne voyait pas
ça d’un très bon œil, quand sa Billie
se pitanchait. Il arracha le flacon au moment où elle s’enfilait
une nouvelle rasade et Billie, furieuse, quitta la scène
au milieu du premier morceau, au grand dépit des groupies
et des musiciens en carafe. Charly assura jusqu’à
la fin du morceau et laissa ses collègues entamer le morceau
suivant qui passait très bien en duo. Il sauta de la scène
et se lança à la poursuite de la chanteuse, en bougonnant,
la mâchoire serrée : « Elle va me le payer
! Cette fois, elle va me le payer ! »
Il
était 21 heures 10. Charly arpentait le pont à grandes
enjambées, injuriant les mouettes, le ciel, la mer, les
embruns, à la recherche de sa Billie. Billie ! Billie !...
Elle l’énervait au plus haut point, quand elle était
là… et elle l’énervait encore plus quand
elle n’était pas là. Quand Billie chantait,
c’était peut-être la galère, mais au
moins, il battait la mesure peinard, l’ancien grand batteur
rangé des voitures, en retrait, sans trop s’exposer
au regard du public. Billie absente, c’était une
autre galère, mais là, c’était lui
qui devait ramer...
Charly
remonta au cabaret vers 21 heures 15. Il était livide,
l’air hébété. Le public s’impatientait
et les deux autres musiciens l’interrogèrent du regard.
Perdu dans ses pensées, Charly mit un certain temps à
répondre qu’il n’avait pas retrouvé
sa Billie. Excédé, Archie se mit à son tour
en quête de la chanteuse, à l’avant, et envoya
Dizzy inspecter l’arrière. Tous deux revinrent bredouilles
et trouvèrent Charly au bar, arborant une tête d’enterrement,
et avalant whisky sur whisky.
- On est dans la merde, les gars ! Pour peu que les flics s’en
mêlent, en plus, et on est mal barrés. Déjà,
si Billie fait défaut, la compagnie va nous demander de
rembourser notre cachet, à tous les coups...
Une
heure après, Billie n’était toujours pas revenue.
Il ne restait plus qu’une chose à faire : en parler
au commissaire Dubord. Tous trois connaissaient bien ce type,
un crétin uniquement motivé par la perspective de
son départ en retraite, et qui arrosait en attendant le
poil qui lui poussait dans la main. Dépité, Charly
se demanda un instant s’il ne devrait pas interroger les
vieilles groupies, quand même. En observant leurs tronches
fardées pour cacher leurs rides, leurs gloussements stupides
et leurs coiffures ridicules, Charly ressentait un profond dégoût
pour ces femmes qui lui renvoyaient l’image de sa carrière
de musicien de seconde zone. Il commença à leur
poser quelques questions, quand même, mais elles se lamentaient
en chœur, versant sur Billie des larmes de crocodile, et
cela finit de l’écœurer. Il laissa tomber. De
guerre lasse, les trois musiciens décidèrent de
rejoindre la cabine du commissaire. Sur le pont inférieur,
Charly jurait de plus en plus fort, ce qui semblait faire ricaner
les mouettes et en retour stimuler sa mauvaise humeur. Si bien
qu’il était vraiment hors de lui, quand une voix
les héla, dans leur dos :
- Ces Messieurs cherchent quelque chose ?
Charly se retourna lentement. C’était Sam, le barman.
Il ne volait pas très haut, mais faudrait p’têt
bien lui poser quelques questions, à çui-là.
D’ailleurs, Charly n’aimait pas ses façons
de regarder sa femme. Billie et lui… Qui sait ?
En attendant, Charly se rencarda :
- Est-ce que vous savez comment on atteint la partie réservée
aux officiers ?
Sam hésita :
- En principe, c’est interdit.
- Et que faut-il faire pour se débarrasser des principes
?
Sam sourit en le regardant. Furieux, Charly arracha à son
portefeuille deux grosses coupures qu’il glissa au barman.
Comme par miracle, un passe lui tomba dans le creux de la main.
Après s’être assurés que personne d’autre
que Sam n’était sur le pont, le trio plongea dans
le ventre du monstre marin. Cinq minutes après, Charly
frappait à la porte de la cabine du commissaire Dubord.
Ils entendirent des grognements et des jurons, avant que le type
leur ouvre, hirsute et mal luné :
- Qu’est-ce que vous foutez là, vous autres ?
- Billie a disparu, commissaire, et si ça continue, nous
allons devoir faire le troisième set sans elle.
- Disparu ?
Dubord se demanda si l’impression de paralysie qui l’envahissait
était due à la bouteille de whisky frelaté
qu’il venait d’ingurgiter, ou au manque de ressources
de son cerveau fatigué. En fait, il ignorait tout de la
conduite à suivre en pareille situation.
- Bordel ! Youenn, secoue-toi les puces ! dit-il pour lui-même,
mais à voix haute.
Dizzie s’étonna :
- Plaît-il ?
- Rien. Euh... Ne vous inquiétez pas. Retournez jouer.
Et si elle est pas là, tant pis ! On vous paye pour ça,
non ? Moi, je vais la retrouver, votre satanée chanteuse,
croyez-moi !
Les
trois zicos s’éclipsèrent sans demander leur
reste. Dubord resserra son nœud de cravate, remit sa chemise
dans son pantalon de commissaire, usé par tant de traversées,
et tenta d’y faire entrer son historique et confortable
bedaine. En vain, une fois de plus. Cela faisait plus de dix ans
que son ventre refusait de porter l’uniforme, et il y voyait
comme un signe, une sorte d’appel de la liberté.
La sueur commença à perler sur son front et il s’étonna
de sentir une forte odeur de saindoux, avant de se rendre compte
qu’elle émanait de lui-même. Avant de sortir,
Dubord s’avala une bonne rincette de rhum pour se donner
du courage, puis donna l’ordre au cuisinier qu’il
croisa dans la coursive de lancer les recherches avec tous les
moussaillons, avec l’autorisation les laisser entrer où
bon leur semblera.
Happé
par la lumière tamisée du cabaret qu’il venait
de rejoindre alors que l’orchestre de jazz terminait son
troisième set sans Billie, Dubord fût envahi par
un sentiment de profonde mélancolie qui le tint jusqu’à
la dernière note de musique. Puis il se ressaisit, lançant
à la cantonade :
- Alors, que se passe-t-il, ici ? J’apprends que l’orchestre
a perdu sa voix !
Charly avait sa mine des mauvais jours :
- Vos hommes ont fouillé tout le bateau. Ma femme reste
introuvable.
- Merde, à moins de six mois de la retraite, faut pas déconner.
Vous auriez pu attendre qu’on soit arrivés à
Cork avant de m’annoncer un truc pareil !
Dubord réfléchit un instant, avant d’ajouter
:
- Côté châssis, c’est vrai qu’elle
est canon, vot’ Billie, mais on regrettera pas sa voix de
casserole. Ha ! Ha ! Ha !
Au moment même où il prononçait ces mots,
que la griserie avait rendus trop spontanés, Debord se
rendait compte de leur effet désastreux sur l’assistance.
Il essaya de meubler, pour faire oublier ça :
- Bon, vot’ femme, entre nous, elle avait pas un ptit copain,
à bord ? Elle est peut-être en train de s’envoyer
en l’air à l’heure qu’il est. Qui sait
? Vous savez comment sont les femmes.
Le batteur, susceptible et jaloux, n’avait pas besoin des
propos de cette notoire éponge à gnôle pour
se mettre en rogne. Il saisit Dubord au collet :
- Tout le monde connaît les histoires salaces qui font la
réputation de votre rafiot. Ma p’tite Billie est
peut-être prisonnière d’un sadique, à
l’heure qu’il est. Alors, vous allez me la retrouver,
c’est compris ?
Et il relâcha le commissaire qui, après s’être
massé le cou, ne s’en laissa pas compter :
- Et qu’est-ce qui me dit que vous êtes pas un jaloux
maladif qu’aurait balancé sa bonne femme à
la flotte ?... Ça s’rait pas le premier. Les croisières,
ça excite la libido, à c’qui parait.
La nuit était épaisse, vaseuse, bien avancée,
et Youenn Dubord flottait entre les séquelles d’un
cauchemar, la torpeur des lourdes vapeurs d’alcool et la
difficile réalité qu’il avait du mal à
appréhender. Pour ne pas s’affaler, il s’accrocha
au garde-fou qui courait le long du comptoir et s’adressa
au cuisinier :
- Bon, vous avez tout visité ?
- Elle est nulle part, commissaire. On a tout ratissé :
les cabines, l’avant, l’arrière, la carrée
des officiers, et même la salle des machines.
Dubord se tourna vers le serveur :
- Dis-moi, mon p’tit Sam, quand elle a quitté le
bar, tu sais pas où elle est allée, par hasard ?
Sam grommela et baissa le nez. Dubord insista :
- Allez ! J’ai bien remarqué que t’avais le
béguin pour la gouailleuse. Quand elle chantait sur le
pont, t’avais les yeux exorbités. Ils te sortaient
du crâne, les yeux, qu’on aurait dit des soucoupes
! Et tu bavais tellement, la gueule ouverte, que les mouches auraient
pu se poser sur tes amygdales.
Charly fusilla Sam du regard. Il pensait bien avoir décelé
une modification du comportement de son épouse depuis le
départ de Roscoff. Elle lui cachait quelque chose. Oui.
Il en était sûr, à présent. Elle lui
cachait quelque chose. Charly, furieux, s’approcha de Sam.
En plus des deux biffetons dont il l’avait racketté
tout à l’heure dans la soute, le barman l’aurait-il
fait cocu ? C’en était trop pour Charly, ce sanguin,
incontinent de violence. Soudain, il lui décrocha une manchette
au foie et, dans la foulée, histoire de lui arranger sa
belle gueule, un uppercut du gauche au menton. Sam tomba groggy
pour le compte.
Dubord
écarta le mari jaloux et réveilla Sam en lui versant
dans le gosier le tiers d’une boutanche de mauvais bourbon.
La barman se redressa d’un coup en recrachant une bonne
partie de ce liquide qu’il prit pour un produit destiné
à déboucher les éviers. Avant qu’il
ait eu le temps de se relever, Dubord le souleva par le revers
de son gilet :
- Dis-donc, Sam, tu l’as vu sortir, la dondon ! Elle est
passée sous ton nez, forcément. Elle t’a rien
dit ?
- Rien.
- T’es sûr ?
- Puisque j’te’l’dis.
Youenn lui flanqua une tarte. Pas trop forte. Pourtant, le serveur
commença tout de suite à chialer et à se
mettre à table : Billie avait demandé de l’eau
pour sa chienne. Il lui avait donné un bol, puis s’était
tourné vers le percolateur afin d’honorer la commande
d’un café.
- Après avoir quitté le bar, je sais qu’elle
est allée voir sa chienne, Cannelle, pour lui donner de
l’eau. Elle l’aime tellement, sa chienne...
Dubord
relâcha le loufiat qui s’effondra comme une vulgaire
serpillière, et se dirigea vers les trois musiciens. Il
leur annonça son intention de les interroger en les faisant
passer, l’un après l’autre, dans l’un
des salons attenants. Il fit de même avec Sam et avec les
groupies. L’une d’entre elles lui révéla
qu’elle avait suivi Billie jusqu’au chenil, après
sa sortie du cabaret.
- Billie discutait avec une blonde entre deux âges. Elles
parlaient de leurs chiens. Quand j’ai essayé de la
convaincre de revenir chanter, elle m’a envoyée sur
les roses. En repartant, j’ai croisé Charly, qui
avait l’air très en colère.
De tous ces interrogatoires, le cerveau de Dubord, même
baignant dans la gnôle, pouvait tirer plusieurs conclusions
: d’abord, le mari batteur n’était pas le seul
à coucher avec Billie. Les deux autres se la farcissaient
aussi, et c’était même une sorte d’arrangement
entre eux, pour la garder dans l’orchestre, en dépit
de sa voix défaillante. Ensuite, les trois musiciens étaient
allés à la recherche de Billie à tour de
rôle : d’abord Charly, puis Dizzy et Archie. L’un
d’entre eux était forcément le meurtrier,
étant donné qu’à 21 heures 10, juste
après son départ précipité, Billie
avait été vue près du chenil, en compagnie
d’une dame blonde d’un certain âge, qui n’avait
pas encore été identifiée. A moins qu’il
ne s’agisse de cette blonde... Trop compliqué. Pour
Dubord, Dizzy était trop collé au plafond pour réussir
à tuer une gonzesse, même par mégarde, de
même qu’Archie était bien trop malingre pour
être capable de la jeter par dessus bord. Et puis, quels
auraient pu être leurs mobiles, à ces deux-là,
alors qu’ils pouvaient coucher avec elle, gratis ? Quoi
que... Archie ne supportait plus Billie, sa voix cassée,
lui qui se prenait pour un grand musicien, et le fait de devoir
la partager avec d’autres lui répugnait. Mais enfin,
Charly faisait un coupable beaucoup plus présentable que
les autres. Dubord passa donc les menottes au batteur, qui ne
s’y attendait pas et protesta avec virulence. Mais en tant
que commissaire de bord, Youenn était autorisé à
arrêter qui bon lui semblait, d’autant plus s’il
s’agissait d’un voyageur qu’il estimait dangereux.
A moins de six mois de son départ en retraite, il savourait
avec une certaine fierté d’accomplir peut-être
in extremis son rêve inavoué, celui d’arrêter
enfin un coupable, un vrai, et un criminel, celui-là, pas
juste un mauvais tricheur démasqué au cours d’une
partie de poker.
Certes, il n’y avait pas de cadavre et il n’y avait
pas encore de preuve tangible. Mais après tout, sur un
bateau, un crime sans cadavre, c’était tout ce qu’il
y avait de plus normal : suffisait de balancer le macchabée
aux poissons pour faire disparaître toute trace du forfait.
Et puis, il savait bien qu’il n’y avait que le cul
et le fric pour faire tourner le monde. Et là, c’était
évident : étant donnée la personnalité
de la victime, il ne pouvait s’agir que d’une histoire
de fesses.
Dubord n’avait pas oublié que, trente ans auparavant,
il s’était fait virer de la police parce qu’il
échouait systématiquement dans toutes ses enquêtes.
A l’époque, son bureau, c’était plutôt
le Café de la Gare, et il le quittait rarement pour aller
sur le terrain. Et voilà que l’histoire le rattrapait,
à moins de six mois de la retraite ! Une fois Charly coffré
dans la minuscule cellule du bateau, Dubord continua à
l’interroger, dans le but d’asseoir ses convictions.
- Dis-donc Charly, c’est pas pour rien que t’es batteur
dans le groupe. Avec tes grandes paluches, t’aurais pas
serré trop fort le collier de ta meuf, avant de la foutre
à la baille ? Dis-moi comment tu l’as tuée.
Oui. Comment tu t’y es pris ?
- Mais enfin, c’est ma femme. On me pique ma chose, et en
plus on m’accuse de la faire disparaître !
- Ouais, tu connais bien la musique et surtout la traite des blanches
au sens propre comme au sens figuré. Ça se voit
sur ta tronche comme un nez au milieu de la figure. La faute à
pas d’chance, t’as la gueule de l’emploi, Charly.
Alors, tu sais quoi ? Tu vas changer d’instrument. Tu vas
passer au violon, mon gars.
- Y a un truc que je vous ai pas dit, commissaire.
- A la bonne heure ! Et c’est quoi, ce truc ?
- Je l’ai vue, Billie, quand je suis descendu la chercher.
Et vous me croirez pas : elle était en train de rouler
une pelle à une autre gonzesse. Ma Billie, ça j’aurais
jamais cru.
- Ha ! Ha ! Ha ! Ha ! T’as pas l’air con ! Et qu’est-ce
que t’as fait ?
- Rien. J’ai fait demi-tour. Je vous jure. Ça m’a
coupé le sifflet. Après, j’ai participé
aux recherches, et là, elle avait disparu pour de bon.
- Menteur ! Tu l’as tuée.
- Et qu’est-ce que j’aurais fait de l’autre
gonzesse ?
- Ben, t’as balancé les deux à la flotte,
vu que l’autre, on l’a pas retrouvée non plus.
Le commissaire demanda immédiatement de faire rechercher
toutes les blondes qui se trouvaient à bord et de les amener
au cabaret.
Sam
se remettait difficilement. Quand il avait repris place derrière
le bar, tout le monde était venu lui demander s’il
se sentait bien. Ils étaient bien gentils, tous ces gens,
mais enfin, personne n’avait volé à son secours,
et maintenant, personne ne l’aidait à servir, non
plus, alors qu’il avait pris du retard à cause des
coups qu’il avait encaissés et de l’interrogatoire
qu’il avait dû subir de la part du commissaire. Il
avait hâte que tout ça se termine : Quand vont-ils
aller se coucher tous ces paumés ?
Sam fit le tour des tables, pour leur dire de débarrasser
le plancher, et en profita pour jeter un œil du côté
des salons adjacents, en se disant que Billie s’était
peut-être tout simplement endormie dans un fauteuil, planquée
sous des coussins. C’est vrai qu’elle avait forcé
sur le whisky. Il se disait qu’elle exagérait, quand
même, à un moment si important. Et comment je fais,
moi, si elle me lâche maintenant, si près du but
?...
Bon, personne dans le salon rouge, ni dans le salon bleu, sauf
quelques étudiants ivres qui cuvaient, affalés sur
les banquettes. Son service aurait dû être fini depuis
longtemps, mais Sam n’avait pas encore nettoyé son
bar. Il se disait qu’il allait expédier ça
vite fait avant d’aller retrouver Billie. Elle ne pouvait
pas s’être évaporée comme ça,
après tout ce qu’ils avaient imaginé, tous
les deux. Sacrée Billie ! Elle s’était cachée
et l’attendait sans doute dans sa cabine. Mais tout de même,
fallait qu’elle soit rudement vexée, pour ne pas
revenir chanter. Ça, c’était pas prévu
dans le plan. Pourvu qu’il n’y ait pas d’entourloupe
! Parce que lui, Sam, le beau gosse, l’avait pas l’air
comme ça, mais l’aimait pas être pris pour
un pigeon ! Ouf ! Enfin c’est l’heure, je pose mon
torchon et basta !
Quand
Sam arriva dans sa cabine, il fut tout chamboulé de ne
pas y trouver sa Billie. Il vérifia que toutes ses affaires
et celles que la chanteuse lui avait confiées étaient
bien à leur place sous la bannette, en se disant : Si elle
a disparu pour de bon, faudra bien que je me débarrasse
de cette quincaillerie, avant qu’on me foute tout ça
sur le dos. Mais, bon sang ! où est-elle passée
? C’est bien la guigne, pour une fois que je suis sur un
gros coup. Désœuvré, il alla traîner
du côté du chenil. Dans sa cage, Cannelle pleurait,
gémissait tant que c’en était pitié.
Au point qu’un frisson parcourut l’échine du
barman. Brrr... Tout ça ne lui disait décidément
rien qui vaille. Dans son dos, il entendit des pas. Des pas de
femme. Enfin ! Billie !...
Mais quand il se retourna, déception : ce n’était
pas Billie, mais une bourgeoise en villégiature qui venait
prendre des nouvelles de son caniche. Il surmonta sa déception
:
- Excusez-moi, Madame, au cours de la soirée, est-ce que
vous êtes descendue au chenil ?
- Oui. Je l’ai déjà dit à Monsieur
le Commissaire, mais ça ne l’intéresse pas,
parce que c’était bien trop tard, qu’il a dit...
- Il était quelle heure ?
- Exactement 22 heures. J’en suis sûre. C’est
l’heure à laquelle je donne à manger à
ma petite Suzie... Je n’ai pas vu Billie, mais une femme.
Blonde. Elle porte une perruque, ça se voit. Voyez, sa
chienne, elle est là-bas.
- Euh... Vous voulez parler de Cannelle ?
- Oh ! Vous connaissez sa chienne ?
- Non. Je ne la connais pas. Enfin, oui...
- Vous semblez contrarié.
- Non. Ne vous inquiétez pas. Tout va bien.
Dans
la tête du barman, ça gambergeait dur. Une femme
blonde ? C’était quoi, cette histoire de fou ? Qu’est-ce
qu’elle venait foutre là-dedans, celle-là
? Et pourquoi disait-elle qu’elle était la maîtresse
de Cannelle ?...
Sacrée Billie ! Lui qui était sûr d’avoir
trouvé la perle rare, le coup du siècle, une femme
qui pourrait lui ramener du pèze, et en plus de ça,
une véritable experte, au plumard. Il en était fou,
de cette gonzesse ! Et il était tellement heureux de la
retrouver, si peu souvent, c’est vrai, trois fois par an,
à tout casser, quand l’orchestre était invité
sur le bateau, ou aux escales, parfois, quand son batteur de mari
était absent. C’était pas souvent. Pas assez
souvent. Tout en s’éloignant du chenil, Sam pensait
à leur plan. Ils avaient prévu, dès le débarquement,
de partir au soleil avec le magot « emprunté »
à Charly : le cachet en liquide de son cher orchestre !
La compagnie insistait pour payer l’orchestre en avance,
histoire de lui faire dépenser une partie du pognon à
bord. Sam se disait que c’était vraiment pas de bol,
qu’il n’avait jamais eu de chance, dans la vie, mais
en même temps, il fallait qu’il positive, il le sentait.
Il fallait qu’il y croie, sinon il était foutu.
Le
ferry sortit enfin du brouillard juste avant son arrivée
à Cork. Durant la manoeuvre d'accostage, les passagers,
perturbés par les disparitions, s'agglutinaient sur le
pont, pressés de rejoindre le quai, où une voiture
de police venait de se garer. Dubord avait les traits plus alourdis
que jamais. Il avait passé une bonne partie de la nuit
à rechercher cette mystérieuse femme blonde, mais
aucune des blondes se trouvant à bord ne faisait l’affaire.
Sans doute Charly avait-il menti. Pour la énième
fois, Debord marmonnait : A six mois de la retraite, quand même
! Près de lui, Charly murmurait, les mains menottées
dans le dos, l’air mauvais :
- Les flics viennent d’arriver. Et eux, c’est des
vrais. Quand ils vont s’apercevoir que je suis pas le meurtrier,
ça va aller mal pour toi, Dubord. Surtout si c’est
toi qu’a piqué le cachet de l’orchestre. D’après
Dizzy, le pognon a disparu. A leur place, je te sucrerais ta retraite
d’alcoolo et je t’enverrais direct en cure de dératisation.
Et puis en taule, après.
Dizzy
et Archie, à la demande du capitaine, jouèrent quand
même un morceau, sur le pont, mais le cœur n’y
était pas, encore moins que d’habitude. C’est
pour dire ! Les premiers passagers empruntèrent la passerelle,
tandis que la grue manœuvrait afin de décharger les
bagages et les chiens du chenil, qui avaient été
placés dans des cages individuelles. Du tas dépassait
l’étui de la contrebasse d’Archie. L’ensemble
fut déposé sur le quai, où des employés
de la compagnie s’occupaient de remettre chiens et bagages
à leurs propriétaires respectifs, sous l’œil
des policiers, qui n’en rataient pas une miette. Bientôt,
il ne resta plus sur le bateau que Dubord, son prisonnier Charly,
les deux musiciens, et sur le quai, les flics, l’étui
de la contrebasse, l’étui du saxophone et Cannelle,
la chienne de Billie, qui ne cessait d’aboyer et de bondir
dans sa cage. A la fin du morceau de musique, Dizzy, avec son
saxo dans les mains, et Archie, sa contrebasse sur l’épaule,
commencèrent à descendre la passerelle, suivis de
Dubord accompagné de son prisonnier. Dubord remit Charly
aux autorités, tandis que Dizzy libérait la chienne.
Mais Cannelle faussa immédiatement compagnie au saxophoniste
et se précipita sur l’étui de la contrebasse,
qu’elle se mit à gratter frénétiquement
de ses pattes avant, au point de le renverser sur le quai. Sous
le choc, la caisse s’ouvrit, et le corps d’une femme
apparut. Elle était nue, devait avoir quarante-cinq ans,
et avait la particularité de n’avoir aucun poil sur
le caillou. Autre particularité, une corde de contrebasse
lui enserrait le cou, au point d’en pénétrer
profondément la chair en certains endroits. Ses yeux étaient
exorbités, sa langue tirée, son teint bleu-mauve,
et cette expression peu commune suffisait à caractériser
son état : elle était morte, et plutôt deux
fois qu’une. Les passagers abandonnèrent les formalités
douanières pour se précipiter autour de l’étui
de la contrebasse qui faisait un bien étrange cercueil.
Archie était resté comme tétanisé
par le spectacle, bloqué au milieu de la passerelle, et
tous les regards se dirigèrent vers lui, le monstre, capable
d’étrangler sauvagement une femme et de la violer,
probablement. On en oublia Cannelle qui, après avoir lapé
consciencieusement le cou de la malheureuse assassinée,
s’en désintéressa soudainement. Depuis la
passerelle, Archie la vit courir en direction de la femme blonde
d’un certain âge qui était restée à
l’écart et s’apprêtait à franchir
le douane. Elle aboyait toujours, la chienne, mais cette fois,
elle faisait une fête à la femme blonde qui, visiblement,
ne s’y attendait pas et qui criait :
- Enlevez-moi ce sale clébard ! en essayant de lui foutre
des coups de tatane.
Mais Cannelle ne la lâchait pas. Dans un geste malencontreux,
la femme blonde, mal à l’aise dans ses chaussures
à talon, dérapa sur les pavés luisants, tomba
à la renverse et en perdit sa perruque. De la passerelle,
Archie cria :
- Regardez !
Il désignait de l’index la femme désormais
démasquée et qui n’était autre que
Billie, la chanteuse de jazz.
Sacrée
Billie ! La soirée lui revenait en mémoire, au moment
où elle était en train de se faire pincer. L’esclandre
avec Charly. Son départ précipité. Le passage
au bar :
- De l'eau pour Cannelle, s'il te plait.
Après un clin d’œil complice à l'adresse
de Sam, elle descend jusqu’au chenil, où elle donne
de l’eau à sa chienne. Puis elle fait un brin de
conversation avec la blonde cancéreuse qui se trouve non
loin de là, à regarder la mer. Cette femme a tout
compris de son manège, à Billie, avec Sam, le barman.
Elle les épie depuis le départ, parce que Billie
lui a tapé dans l’œil. Elle n’est pas
avare de confidences. Elle avoue à Billie qu’elle
aime les femmes. Elle a écouté leur conversation,
avant le second set, et elle sait qu’ils ont piqué
le pognon de l’orchestre, Billie et Sam, qu’ils vont
partir ensemble... Et c’est à ce moment-là
que l’idée lui vient. Fulgurante. Evidente. Cette
femme n’a plus que quelques instants à vivre, alors
qu’est-ce que ça peut faire, s’il s’agit
juste de raccourcir un peu son calvaire ? Ensuite, il y a cette
imbécile de groupie qui débarque, qui veut aider
Billie et qu’il faut chasser. Enfin, Billie se retrouve
seule avec la blonde. Il fait noir. Le bateau tangue. Billie s’éloigne
un peu. Sa silhouette, appuyée au bastingage, se découpe
dans le halo du feu arrière. La blonde qui va mourir s’approche.
Billie ne la décourage pas, et accepte un premier baiser.
Au moment où elle imagine la balancer par dessus bord,
la blonde l’entraîne vers les cabines, la tire par
la main, prise d’un désir fou. La sienne, de cabine,
c’est la dernière, au bout de la coursive. Mais Billie
pousse la porte de la cabine d’Archie. Une corde de contrebasse
traîne à côté de l’étui.
Billie la ramasse en s’asseyant sur la bannette, à
côté de la femme blonde. Celle-ci tourne son visage
vers la chanteuse, pour l’embrasser avec fougue. Alors,
Billie lui passe la corde autour du cou et serre de toutes ses
forces. Au bout de quelques secondes, la pauvre blonde malade
renonce à la vie. Billie envisage de la jeter par dessus
bord, mais elle a trop peur de se faire surprendre, en la traînant
sur le pont. Alors, Billie trouve une autre idée : elle
va la déshabiller et l’enfermer dans l’étui
de la contrebasse, comme ça, s’il y a du grabuge,
c’est Archie qui sera accusé. Bien fait pour sa gueule,
à ce vicelard qui lui fait faire des trucs sexuels qu’elle
n’aime pas. Puis elle se précipite dans la cabine
de la victime, les habits sous le bras. Billie passe beaucoup
de temps à se rhabiller, à se maquiller, à
positionner la perruque blonde. Elle interroge le miroir : Alors
?... La ressemblance n’est pas parfaite, mais au moins,
Billie est méconnaissable. Comme souvent, quand elle est
aux prises avec une intense émotion, sa paupière
droite cligne, incontrôlable.
Quand
les policiers s’approchèrent de Billie pour l’interpeller,
sa paupière cligna à nouveau, et Sam réalisa
que ce qu’il avait pris depuis le début pour un signe
amical n’était qu’un simple tic. Cannelle défendit
sa maîtresse jusqu’au bout, en grognant et en essayant
de mordre les flics. Sam n’en revenait pas. Billie ne l’avait
mis au parfum qu’une heure avant l’arrivée.
Le barman fut arrêté à son tour, quand on
fouilla sa valise et qu’on y trouva une bonne partie du
cachet de l’orchestre, celle qu’ils n’avaient
pas encore dépensée à s’arsouiller.
Tandis qu’on embarquait les suspects pour les conduire au
commissariat, les sirènes de la P’tite Annick mugirent
une dernière fois, et c’était comme un soupir
de soulagement.
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